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dans nos histoires

ce Freud-là

Anaïs Cretin, Clément Bastien

La préface de À l’écoute des souvenirs de Sigmund Freud, par les traducteurs.

On aura peut-être du mal à reconnaître ce Freud-là, qui ne nous parle ni d’Œdipe ni de sexualité infantile mais d’agressions et de traumatismes, qui ne nous parle pas de fantasmes mais de souvenirs. Le texte qui suit, issu d’une conférence sur ce qu’on appelle alors « l’hystérie », est antérieur de quelques années aux notions qui feront sa renommée. Il donne à entendre un autre Freud, bientôt délaissé pour le vacarme du fantasme œdipien.

Devant une assemblée de médecins médusés, Freud renonce à la sécurité de l’exposé académique pour mieux déployer sa puissance de conviction. Touche par touche, il prépare son auditoire, ménage ses effets, anticipe et désamorce les objections, comme le détective d’un roman policier qui, parvenu au terme de son enquête, a réuni l’ensemble des suspects et s’apprête à dévoiler l’identité de l’assassin. Car plus encore que le patient, l’auditeur (ou le lecteur) est le personnage principal du drame orchestré par Freud : c’est lui qui s’agite dans les méandres de l’argumentation, et que Freud mène de déconvenues en découvertes (et par le bout du nez) jusqu’à sa conclusion implacable.

D’ailleurs, comme dans les romans policiers, le coupable était sous nos yeux depuis le début, mais il était au-dessus de tout soupçon. On cherchait la source de l’hystérie dans la fabulation ou dans l’hérédité, elle provient en réalité, assène Freud, d’une effraction brutale dans le monde de l’enfance, d’une « expérience sexuelle prématurée », souvent à caractère incestueux, dont la mémoire reste agissante bien des années après, produisant les symptômes spectaculaires qui fascinent tant son époque. Aussi minutieusement établie soit-elle, la thèse est inaudible et sera très mal reçue.

On reconnaîtra sans peine dans les propos de Freud l’assurance du bourgeois, teintée de mépris pour les classes populaires, et plus encore le pouvoir objectivant du médecin, à la recherche d’une méthode « moins dépendante de ce que nous dit le malade ». Mais quoi qu’il en dise, Freud a écouté ses patients, et les a entendus : contre la suspicion de mensonge, d’invention ou de complaisance qui pèse toujours sur la parole hystérique, il soutient ses mots, relaie la mémoire qu’elle porte, et témoigne avec détermination de sa vérité.

Plus, en montrant que « la réaction des hystériques n’est exagérée qu’en apparence », qu’elle n’est si vive que parce qu’elle renvoie au traumatisme qu’elle continue d’exprimer, Freud peut réinscrire le comportement hystérique dans une normalité psychique. L’hystérique n’est plus le phénomène étrange qu’on exhibe pour la curiosité médicale, comme dans les présentations publiques de Charcot, ni même d’abord une personne malade, mais un être qui a été violenté, et que cette violence a constitué durablement. On ne saurait mieux dire sa dignité.

Toutes ces propositions dessinent avec Freud une psychanalyse en prise directe avec la violence du monde social – si proche de nos histoires.

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