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dans nos histoires

« Apparaît ainsi un nouveau genre de biographie transsexuelle romanesque, dans la tradition gothique de la mutation monstrueuse (histoires de vampires, loup-garous, etc). »

Paul Preciado, Biopolitique du genre

« Vampires pretending to be humans pretending to be vampires… How avant-garde ! »

Anne Rice, Interview With The Vampire

1ère partie. pour une poignée d’hormones

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On dit souvent qu’une transition pour changer de genre est un parcours du combattant. C’est d’ordinaire moins littéral que les évènements que j’allais vivre, mais il est certain qu’obtenir sa première ordonnance d’hormones peut être un processus délicat si on n’a pas l’adresse d’un médecin un peu plus ouvert que la moyenne.

La femme que j’avais en face de moi n’avait rien d’un médecin.

Elle devait mesurer un bon mètre quatre-vingt-dix, et ses cheveux noirs et longs tranchaient avec son visage blanc. Elle était habillée de façon gothique, avec un corset noir et rouge et un pendentif tête de mort. Et elle venait d’apparaître comme par magie dans le bar où on s’était donné rendez-vous.

« Salut, fit-elle. T’es Cassandra, c’est ça ?

— Euh, oui, répondis-je. C’est moi.

— Valérie, se présenta-t-elle en me tendant une main aux ongles vernis noirs. Enchantée. »

Je restai silencieuse, troublée, et elle se mit à sourire. Je ne pus m’empêcher de contempler ses canines, bien plus longues que la moyenne.

« Parlons business. Je suppose que tu viens pour des hormones et pas du sang de vampire ? »

On était en novembre 2008, et j’entamais ma vingt-et-unième année. Étudiante en maîtrise de mathématiques, je venais de quitter Cardiff, au Royaume-Uni, pour m’installer à Lille. Et même si je parlais parfaitement le français grâce à ma mère dont c’était la langue natale, j’étais encore en train de m’adapter aux coutumes des continentaux, en particulier leur sale manie de rouler à droite.

Je mesure un mètre soixante-quinze et j’ai les cheveux bruns, que je portais alors plutôt longs. Je suis relativement mince et j’ai la chance d’avoir les traits assez fins, même si je jugeais en ce temps ma mâchoire, qui me venait pourtant de ma mère, bien trop carrée.

À l’époque, j’étais en début de parcours et mon entourage avait des difficultés à accepter ma nouvelle identité. Je m’étais débrouillée pour prendre des œstrogènes à faible dose pendant six mois ; ma poitrine avait commencé à se développer, ma peau était plus fine et mes poils un peu moins envahissants. J’espérais qu’en obtenant un véritable traitement, les effets iraient en s’amplifiant.

J’avais rencontré Valérie sur Internet. D’après ce que j’avais compris, elle donnait des hormones aux filles comme moi. Ce n’était probablement pas très légal, mais au moins je ne dépendais pas du bon vouloir d’un médecin. En revanche, je ne m’étais pas vraiment attendue aux autres petits trafics dont elle parlait.

« Évidemment, reprit-elle, tu pourrais venir pour les deux. Mais j’ai l’impression que mes clientèles sont assez cloisonnées.

— Vous vendez vraiment du sang de vampire ? osai-je finalement demander. Il y a des gens qui achètent ça ?

— Tu n’as pas idée. Ils pensent que ça va les rendre plus forts, plus jeunes, plus beaux…

— Et ça marche ?

— Non, admit la dealeuse en souriant. En général, c’est totalement inefficace. Mais rassure-toi, mes hormones ont bien l’effet voulu, elles. À ce propos, t’as fait des analyses de sang ? »

Je fis non de la tête. Est-ce que j’allais quand même devoir passer devant un docteur, finalement ?

« C’est important ? demandai-je.

— Un peu, quand même, soupira Valérie. Je ne suis peut-être pas médecin, mais je ne fais pas les dosages au pifomètre non plus. Pas complètement, en tout cas. »

Elle posa ses doigts sur ma main droite en jetant un regard soupçonneux sur le vernis rouge de mes ongles. Je me demandai si c’était parce que j’avais débordé ou parce qu’elle n’aimait pas la couleur.

Puis elle sortit avec sa main libre une sorte de bague-griffe en argent qu’elle enfila à son index.

« Ne t’inquiète pas, dit-elle d’une voix douce. Ça ne fait pas mal. »

Elle me griffa le dos de la main, qu’elle guida ensuite vers ses lèvres.

« Hum », fit-elle après avoir léché le sang.

Elle avait l’air très concentrée et semblait analyser mon hémoglobine comme un œnologue l’aurait fait avec un grand cru.

« T’es déjà sous traitement hormonal ? s’étonna-t-elle.

— J’avais une amie qui me passait une partie de ses comprimés, mais depuis que j’ai déménagé, c’est compliqué.

— En tout cas, ton foie a l’air de ne pas trop mal le supporter.

— Vous êtes capable de dire ça avec trois gouttes de sang ? »

Elle me contempla d’un air blasé.

« Deux conseils. Un, tutoie-moi. Deux, évite les questions dont la réponse est assez évidente.

— D’accord, dis-je en rougissant. Est-ce que c’est idiot aussi de demander si vous… pardon, si tu es une vampire ?

— Non, fit-elle en levant les yeux au ciel. Ce n’est pas idiot, c’est impoli. C’est comme si je te demandais si tu étais opérée.

— Comment je pourrais être opérée alors que je n’arrive même pas à me procurer des hormones ? » répliquai-je.

La plupart des chirurgiens demandent effectivement, avant de pratiquer une réassignation sexuelle, deux années de traitement hormonal et l’aval d’un psychiatre. Je n’avais ni l’un ni l’autre.

Valérie haussa les épaules.

« J’ai vu des choses plus étranges. Et, non, je ne suis pas une vampire. Je me suis juste fait rallonger les dents. En général, les authentiques suceurs de sang me voient un peu comme une groupie pathétique.

— Désolée.

— Pourquoi ? demanda-t-elle en souriant. J’aime bien donner cette image. Bref, revenons à tes hormones. Tu les veux comment ?

— Comment ça ?

— Des comprimés à avaler ? Des patchs sur la peau ? De la pommade ? En injection par seringue ? Je suis aussi presque sûre qu’on peut les fumer, mais personne n’a jamais voulu essayer. »

Je m’en fichais un peu. Ce qui comptait pour moi, c’était le résultat, pas le mode d’administration.

« Je ne sais pas. Vous me conseillez quoi ?

— Je me suis fait implanter des dents de vampire, répliqua Valérie, je m’amuse à boire du sang humain alors que ça me file la gerbe, je consomme un nombre important de substances illicites et j’ai un certain penchant pour l’automutilation. J’ai la gueule d’une fille qui donne des conseils médicaux hyper-pertinents ? Et je te rappelle que tu peux me tutoyer.

— Euh… la pommade, c’est peut-être le plus simple, non ? »

Valérie me dévisagea, dubitative.

« C’est le moins drôle, surtout. À moins de faire des câlins à un petit copain juste après t’être tartinée. T’as un copain ?

— Non.

— Bah, un copain, c’est chiant aussi. Bref. Je n’ai rien sur moi, mais je peux te livrer demain.

— Et niveau tarif ? demandai-je. Je ne suis pas très riche… »

Valérie fit un grand sourire, dévoilant ses – fausses – dents de vampire.

« J’ai l’air intéressée en priorité par le fric ? »

chapitre 1

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Valérie m’avait donné rendez-vous à vingt-deux heures dans un bar nommé From L. Je ne l’avais jamais remarqué avant, alors que j’avais souvent emprunté cette rue.

Je décidai de prendre le métro pour y aller. J’ouvris un magazine en écoutant mon baladeur MP3, histoire de passer le temps, sans prêter attention à ce qu’il y avait autour de moi.

« Ça te dirait de venir chez moi ? »

Je levai les yeux de mon journal et vis trois jeunes hommes qui s’approchaient de moi.

« T’es bonne ! renchérit le second.

— Tu suces ? » lança le troisième.

J’essayai de les ignorer, mais ils ne se découragèrent pas pour autant, évidemment. Ils vinrent se placer juste à côté de moi, eux debout et moi assise.

« Laissez-moi tranquille », demandai-je d’une voix faible tandis que le métro décélérait.

Ils réalisèrent que je n’avais pas encore un corps complètement féminin et se mirent à s’interroger, puis à m’insulter :

« Hé, mais c’est un mec, en fait ?

— Tu penses que c’est un travelo ?

— Oh, pédé ! »

Le métro s’arrêta au bord du quai. J’hésitai à descendre, même si ce n’était pas mon arrêt, mais ils me bloquaient le passage. Les gens les plus proches étaient montés à l’autre bout de la rame et semblaient ne se rendre compte de rien.

« Laissez-moi tranquille, répétai-je.

— Ça t’amuse, de te déguiser en meuf ? T’espères pouvoir baiser des mecs avec ça ?

— Non, soupirai-je. Je ne me déguise pas et, de toute façon, je ne suis pas intéressée par…

— Et ça ? coupa le type en posant sa main sur ma jupe. C’est pas un déguisement, espèce de pédé ? »

Je déglutis. Ça allait dégénérer, je le sentais venir. C’était ce qu’ils voulaient et c’était inévitable. Alors, perdu pour perdu, je songeai : autant dire ce que j’avais sur le cœur.

« Et toi ? demandai-je en le regardant dans les yeux. Tu es déguisé en quoi, espèce de connard macho ?

— Tu me traites de connard ? fit le type en avançant agressivement vers moi.

— Et de macho, complétai-je. Déguisé en caricature de mec hétéro. Je me demande ce que tu as besoin de prouver ? »

Je me pris une claque et les trois types se mirent à m’insulter de concert. Pendant ce temps, le métro ralentissait à nouveau et je priai vraiment pour que, cette fois-ci, quelqu’un monte.

« Suce-moi, travelo de mes deux ! » gueulait un des agresseurs lorsque les portes s’ouvrirent.

Il m’attrapa par les cheveux et brandit son poing d’un air menaçant. Le coup était imminent. J’espérais juste ne pas perdre trop de dents dans l’altercation.

« Hé ! Machine ! » lança soudainement une voix enjouée venant de derrière lui.

Je reconnus Valérie, qui me semblait plus grande encore que l’autre fois. Elle s’approcha de moi, ignorant les trois idiots, et se baissa pour me faire la bise.

« C’est quoi, ça ? demanda le moins loquace. Un autre travelo ?

— C’est la soirée », commenta un de ses compères, goguenard.

Valérie me jeta un regard grognon.

« Tes copains ont l’air un peu bête. Je veux dire, même pour des mecs, qui ne sont déjà pas très futés à la base.

— Parce que toi, t’es pas un mec, peut-être ? » lança le connard numéro un.

Valérie se retourna vers lui, l’air blasée, et le regarda dans les yeux, ce qui lui demandait de baisser significativement la tête.

« Tu permets ? demanda-t-elle. Je discute avec ma copine. »

Elle m’attrapa la main.

« Viens. Allons trouver des gens plus sympathiques. »

Je me levai pour partir, mais un des abrutis posa la main sur l’épaule de Valérie.

« Non, mais sans rire, t’es un mec ou une fille ? »

Elle se retourna brusquement et dévoila ses canines de vampire.

« Je suis ça, et tellement plus encore. Je suis bien au-delà de la compréhension limitée qu’ont les pauvres mortels que vous êtes. Et présentement, je suis assoiffée. D’autres questions ? »

Le type se dépêcha de retirer sa main, et Valérie me traîna le long de la rame. Une fois à bonne distance, les trois énergumènes recommencèrent à nous insulter. J’eus un peu peur qu’ils nous suivent, mais les dents de mon accompagnatrice semblaient les en avoir suffisamment dissuadés.

chapitre 2

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Je suivis Valérie le long de la rue Gambetta.

« C’est là », dit-elle.

Elle montrait un bar plutôt voyant dont la devanture proclamait fièrement : « From L, pour les filles de la nuit ». Je trouvai étrange de ne jamais l’avoir remarqué jusque-là. Ce n’était pourtant pas un lieu discret.

« C’est là depuis longtemps ? demandai-je. Je passe dans cette rue régulièrement, et…

— Filtre perceptif, expliqua Valérie en déverrouillant la porte. Ça pousse les esprits non entraînés à regarder ailleurs. Sauf si on sait ce qu’on cherche… »

Voilà qui expliquait aussi pourquoi, à chacune de nos rencontres, je ne m’étais pas rendu compte de sa présence avant qu’elle ne m’adresse la parole.

« Je comprends mieux l’expression « lesbienne invisible », maintenant… »

Elle me jeta un regard blasé avant de me faire entrer dans le bar.

« On est fermé aujourd’hui, dit-elle en allumant la lumière. D’habitude, l’ambiance est tout de même un peu plus chaleureuse. »

Je la suivis à une table. L’endroit était sombre et faisait un peu mélange entre bar gothique et hangar désaffecté : les têtes de mort et les bougies noires, ainsi qu’un impressionnant réfrigérateur relooké en cercueil, côtoyaient de gros tuyaux métalliques rouillés et des vieux barils qui servaient de tables.

« J’ai ce que tu veux », annonça-t-elle.

Elle sortit triomphalement un gros flacon en plastique de son sac à dos.

« Hormones féminines, modèle « gel à tartiner ». Rassure-toi, ça tache moins que le Nutella. »

La porte du bar s’ouvrit brusquement. Une grande blonde aux cheveux courts et à l’allure de métalleuse – pantalon noir à sangles, blouson en cuir de la même couleur, croix inversée, tout y était – entra d’un pas rapide.

Elle nous dévisagea tour à tour, s’attardant un peu trop longuement sur moi à mon goût.

« Salut, Morgue, lança Valérie.

— ’lut, Val », répondit la nouvelle venue.

Elle se tourna vers moi et me désigna du doigt. Je pus constater au passage qu’elle avait des ongles noirs suffisamment longs pour pouvoir prétendre au titre de griffes.

« C’est quoi, ça ? »

Valérie soupira, et je sentis le sang me monter aux joues. Je m’étais déjà fait traiter de travelo dans la journée, et maintenant « ça » ? Je commençais à en avoir plus que marre.

« Vous avez un problème parce que je suis transsexuelle ? » demandai-je sur un ton agressif.

Morgue s’approcha de moi et retroussa ses lèvres, dévoilant des canines proéminentes.

« Non, j’ai un problème parce que t’es de la nourriture. Ce qui n’est pas un mal en soi, vu que j’ai méchamment la dalle. Seulement, on n’a plus le droit de manger les humains, de nos jours, même si je suis en train de me dire que je pourrais faire une exception à mon régime. »

Valérie prit une grande inspiration et se tourna vers la vampire – cette fois, je n’avais pas besoin de le demander pour savoir qu’elle en était bien une.

« Morgue, s’il te plaît…

— C’est un endroit secret ! Tu comprends ce que ça veut dire ? Ça veut dire : ne pas amener de putains d’humains !

— On n’est plus un endroit secret, protesta Valérie d’une voix calme. Nous sommes une association légale qui agit au grand jour.

— J’ai voté contre cette décision ! » s’écria Morgue.

Elle s’assit ensuite à côté de moi et s’intéressa de nouveau à ma personne.

« C’est quoi, ton nom ? demanda-t-elle.

— Cassandra.

— C’est un nom à chier », lâcha-t-elle, lapidaire.

Valérie lui lança un regard mauvais.

« Arrête d’être désagréable, s’il te plaît. Et puis, on était en train de discuter, toutes les deux. Tu ne veux pas nous laisser ?

— Oui, ajoutai-je. Accessoirement, dans la série « noms à chier », Morgue ? Sérieusement ? »

La vampire me regarda dans les yeux avec un air menaçant avant de me montrer ses dents une nouvelle fois.

« C’est bon, dis-je, j’ai compris, tu as les plus grandes canines. »

Comme pour me répondre, elles s’allongèrent encore de deux bons centimètres.

« Ouais, fit Morgue avec un sourire. Qu’est-ce que tu viens faire ici, Cassie ? »

Je lui montrai le flacon qui traînait sur la table.

« Valérie m’aide à me procurer ce genre de choses. »

La vampire continua à sourire, et ses canines se rétractèrent pour retrouver leur taille normale.

« Alors, tu n’es pas une étudiante qui tient à faire un entretien avec une vampire pour rendre son mémoire un peu plus exotique ?

— Non, confirma Valérie.

— Juste une transsexuelle », ajoutai-je.

Morgue hocha la tête, avant de se lever.

« D’accord, je vous laisse. Je vais grailler. Si on me cherche, je suis dans le bureau. »

Elle allait partir, mais sembla hésiter. Elle me regarda finalement avec un air interrogatif.

« Ton histoire de transsexuelle, ça a quelque chose à voir avec la Transylvanie ?

— Vous ne savez pas ce qu’est une transsexuelle ? » demandai-je, étonnée.

Je réalisai après coup que j’avais pris un ton dédaigneux et que ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire devant une vampire assoiffée.

Heureusement, Morgue se contenta de me jeter un regard blasé.

« Bien sûr que je sais ce qu’est une transsexuelle. Tu crois que t’es la première à venir ici ? C’était simplement une façon, d’une part, de montrer mon dédain envers ces termes trop nouveaux par rapport à mon existence millénaire, et, d’autre part, de caser une anecdote croustillante sur ce connard de Dracula et comment je l’ai défait. Mais apparemment, tu n’es pas intéressée par ce genre de choses, alors je laisse tomber. »

Elle fit quelques pas, mais se tourna une nouvelle fois vers moi en se passant la langue sur les lèvres.

« Oh, et pense à lui filer de la progestérone, aussi. Ça donne ce petit arrière-goût au sang. »

Valérie leva les yeux au ciel tandis que son amie nous quittait.

« Il ne faut pas lui en vouloir. Ou peut-être que si, à la réflexion.

— Elle a vraiment mille ans ? demandai-je.

— Je ne pense pas qu’il faille croire tout ce qu’elle dit. En tout cas, si c’est vrai, elle peut sans aucun doute prétendre au record de la crise d’adolescence la plus longue. On en était où ? »

Je fis un geste vers le flacon d’hormones.

« Je suppose qu’il faut que je te paye. D’une façon ou d’une autre.

— Ce n’est pas nécessaire tout de suite. J’ai assez d’argent pour le moment. De sang aussi, accessoirement. Et puis, honnêtement, tu pourrais trouver n’importe quel médecin pas trop regardant ou commander par Internet.

— Je suppose », admis-je.

À vrai dire, les médecins que j’avais consultés m’avaient envoyée balader et je faisais moyennement confiance à Internet.

« La façon dont je vois les choses, reprit Valérie, c’est que je te dépanne. Je te rends un service. J’espère que si je dois être amenée à t’en demander un dans le futur, tu me rendras la pareille.

— Bien sûr.

— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? Étudiante, c’est ça ?

— Oui. Je suis en master de mathématiques. »

Elle hocha la tête, un sourire aux lèvres.

« Je te demanderai peut-être de l’aide si je coince sur une équation difficile. »

Elle regarda sa montre et grimaça en voyant l’heure.

« À propos d’études, reprit-elle, il est temps que j’y aille. J’ai un examen demain.

— D’accord, fis-je en attrapant le flacon. Merci beaucoup.

— Je peux demander à Morgue de te raccompagner. Ça t’évitera de croiser des dégénérés du même genre que ceux qui nous ont emmerdées tout à l’heure.

— Je ne sais pas. Ça ne l’embête pas ? »

Vu ma première rencontre avec la vampire, je n’étais pas sûre d’être beaucoup plus rassurée en sa compagnie, mais je n’osai pas le lui dire.

« Je ne pense pas. Elle peut même être gentille quand on la connaît un peu.

— Vraiment ?

— Pour une certaine définition de « gentille », en tout cas. »

Elle me fit signe de la suivre et je l’accompagnai dans une pièce à l’entrée du bar, sur la porte de laquelle il était écrit « privé » en grosses lettres gothiques.

À l’intérieur, Morgue était affalée sur un canapé, une bière à la main, en train de regarder la télévision.

« Je dois y aller, lança Valérie.

— Déjà ? demanda la vampire sans détourner les yeux de l’écran.

— J’ai rendez-vous avec Sigkill pour réviser un examen.

— D’acc’. À plus.

— Tu pourrais raccompagner Cassandra chez elle ? »

Morgue me jeta un regard inquisiteur avant de se tourner vers son amie.

« Je ne suis pas babysitter.

— Je te demande juste de faire taxi, répliqua Valérie. On s’est fait emmerder par des connards, je préférerais qu’elle n’ait pas à les croiser une nouvelle fois. »

La vampire arbora un grand sourire carnassier.

« Et si on les recroise, je peux les manger ?

— Fais ce que ta conscience te dicte…

— Depuis quand j’ai une conscience ? »

Valérie s’approcha de Morgue et elles s’embrassèrent sur les lèvres.

« À demain, dit-elle avant de sortir de la pièce.

— Au revoir, lui fis-je.

— À plus. Porte-toi bien. »

Je restai quelques secondes sur le pas de la porte, puis Morgue tourna la tête vers moi.

« T’es pressée ? J’aimerais bien voir la fin de l’épisode.

— Non. Il n’y a rien d’urgent.

— Assieds-toi, alors. Ne t’en fais pas, je ne vais pas te mordre. »

Je souris, parce que c’était légèrement contradictoire avec l’attitude qu’elle avait eue en arrivant.

« Alors, les vampires peuvent boire de la bière ?

— Oui. T’en veux ?

— Non, merci. »

Nous restâmes silencieuses quelques instants, à regarder un groupe de motards voyager en meute sur une route américaine.

« Donc, tu viens ici pour chercher des hormones, Cassie ? demanda Morgue, sans doute pour entamer la conversation.

— Oui. Depuis que j’ai quitté le Royaume-Uni, je n’arrive plus à m’en procurer.

— Et pourquoi quelqu’un de sain d’esprit ferait-il une chose pareille ? » demanda-t-elle.

La question m’avait été posée tant de fois que j’avais déjà une réponse toute prête.

« Il s’agit de mettre mon corps en accord avec mon identité. »

La vampire me dévisagea quelques secondes, perplexe.

« Je parlais de venir en France.

— Oh, fis-je en me sentant un peu bête. Ma mère vient d’ici et je me suis brouillée avec la famille de mon père. Il n’a pas voulu accepter ce que j’étais. »

Morgue hocha la tête. Elle semblait étonnamment compatissante.

« Je peux te poser une autre question personnelle ?

— Allez-y.

— Et ne me vouvoie pas, pitié. Je suis vieille, mais j’ai l’air jeune. Bref, t’es gouine ? »

Je souris, un peu surprise par la franchise de la question.

« Je ne sais pas, répondis-je. Je crois.

— Comment ça, tu crois ?

— Ben, je suis attirée par les filles et je me reconnais assez dans la culture lesbienne. J’aime bien le terme « gouine ». Seulement, je n’ai jamais vraiment eu d’expérience et, vu mon corps, c’est assez compliqué.

— Ouais, ça a l’air, admit la vampire. T’es déjà pas capable de répondre par « oui » ou par « non » à une question simple.

— Eh bien, j’ai conscience que, pour beaucoup de gens, je ne peux pas être une vraie lesbienne parce que je suis trans. Et j’avoue que j’ai du mal à imaginer qui pourrait tomber amoureuse d’une fille comme moi. »

Morgue jeta un coup d’œil critique vers moi, de haut en bas puis de bas en haut.

« Une daltonienne, peut-être ? suggéra-t-elle.

— Merci pour le réconfort…

— T’es pas moche. Juste mal fringuée. Ne t’en fais pas, il y a bien assez de gouines qui n’ont aucun goût. T’as tes chances.

— Votre définition du goût, c’est s’habiller en noir et avec du cuir ? »

Elle avala une gorgée de bière avant de répondre.

« Ça ne fait pas tout, mais c’est un bon début.

— Si je reviens, je ferai un effort.

— Pas la peine de faire un effort pour moi. Je suis une vampire, je ne vais pas tomber amoureuse. Mon cœur ne bat plus et il est tout décrépi.

— J’en prends note.

— Évidemment, si tu veux que je te suce le sang, on pourrait s’arranger.

— J’y réfléchirai. »

Le téléphone se mit à sonner et Morgue poussa un juron.

« Tu peux m’expliquer pourquoi les gens m’appellent toujours quand je suis en train de regarder la téloche ? En plus, c’est pas un DVD, je ne peux pas mettre sur pause. Chier. »

Je haussai les épaules, ne possédant pas la réponse à cette question existentielle.

« Allô ? aboya-t-elle après avoir décroché. Je ne sais pas, Jess, est-ce que tu considères « me faire chier pendant que je regarde ma troisième série préférée » comme un dérangement ? Si oui, tu me déranges effectivement. »

Je souris, ravie de constater que la vampire n’était pas exécrable qu’avec moi.

« Quel genre de problème ? » demanda-t-elle avec un ton plus sérieux.

Elle me regarda d’un air soucieux.

« Je suis censée faire du babysitting, mais je vais tâcher de me libérer.

— Je ne suis pas un bébé ! » protestai-je, mais la vampire me fit signe de me taire.

Elle promit ensuite de se dépêcher et raccrocha.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? demandai-je.

— Tu connais le bar La Bryse ? À trois rues d’ici ? »

Je hochai la tête. J’étais déjà passée devant, et il n’y avait pas de filtre perceptif. Pour ce que j’en savais, il s’agissait d’une boîte lesbienne qui ne laissait rentrer que les filles. En tant que transsexuelle, je n’avais jamais osé y aller.

« Elles ont eu quelques ennuis. Ça t’embête si on passe y faire un tour avant que je te raccompagne ?

— Non, répondis-je, mais ça ne va pas poser problème ?

— Qu’est-ce qui ne va pas poser problème, exactement ?

— Moi, fis-je avec un geste vague pour me désigner. Tout le monde ne me perçoit pas comme une fille. C’est avec ça que certaines personnes pourraient avoir un problème. »

Morgue soupira de lassitude et sortit de la pièce sans me répondre. Je dus lui courir après pour pouvoir la rejoindre. Elle était en train d’enfiler un blouson sur lequel était inscrit en gros « Hell B☠tches ».

« Vous pensez que c’est une question idiote ?

— Oui, répondit-elle. Tu m’accompagnes. Si quelqu’un a un problème avec toi, il ou elle aura un problème avec moi. Peu probable à La Bryse. »

J’étais heureuse d’apprendre qu’elle ne me laisserait pas me faire maltraiter, même si son nouveau côté protecteur était un peu en porte-à-faux avec la façon qu’elle avait eue de m’aborder.

« Je croyais que vous me considériez comme de la nourriture ?

— Raison de plus. Je n’aime pas qu’on touche à ma bouffe. C’est pas hygiénique. »

Je décidai qu’il s’agissait d’humour, même si son expression indéchiffrable pouvait laisser planer le doute.

« Ceci étant dit, reprit-elle, je vais te donner le même conseil qu’aux jeunes vampires qui viennent de subir leur transformation et qui ont une sale tendance à se lamenter sur le fait qu’ils sont des monstres et qu’on les regarde bizarrement : oui, c’est difficile au début, oui, les gens sont des connards, mais, non, je ne suis pas la bonne personne auprès de qui venir chercher du réconfort ou à qui déclamer des poèmes qui illustrent la douleur de ton âme tourmentée. »

Elle fit une pause après sa tirade, et je ne sus quoi répondre.

« Rassure-moi, fit-elle, tu n’écris pas de poèmes sombres et tourmentés ?

— Non.

— Parfait. »

Elle se tourna alors vers un miroir accroché au mur et commença à se recoiffer.

« Et avant que tu ne poses la question, oui, les vampires ont un reflet. Je ne sais pas comment je ferais sinon. »

Je souris et regardai son blouson. En plus du nom, il y avait un symbole lesbien mélangé avec des têtes de mort. C’était assez déconcertant.

« C’est quoi, Hell Butches ? demandai-je.

— C’est nous, répondit-elle. Je suppose que tu peux dire qu’on est un gang, mais comme on essaie d’être plus respectables dernièrement, il vaut mieux parler d’association à thématique lesbienne. Tiens, prends ça et suis-moi. »

Elle me tendit un casque de moto et ouvrit une porte qui menait vers des escaliers.

« Tu sais ce qu’est une butch ?

— Une lesbienne à l’allure plutôt masculine, basiquement ? En France, je crois que vous dites aussi « camionneuse ».

— Dans les grandes lignes. Cela dit, ici, on est plutôt branchées moto. Je suis impressionnée, la plupart des gens qui voient notre logo pour la première fois disent plutôt Hell Bitches.

— Ça n’a pas le même sens, admis-je.

— Même dans le groupe, il y en a qui préfèrent, révéla-t-elle sur un ton dédaigneux. Les garous, principalement. Les chiennes de l’Enfer, ça leur parle. »

Elle alluma la lumière de la cave, et je découvris un espace d’une cinquantaine de mètres carrés, au milieu duquel étaient suspendus deux punching-balls.

« On fait parfois des séances d’auto-défense », expliqua Morgue en traversant la salle.

Je remarquai quelques impacts sur l’un des murs.

« Vous faites de l’auto-défense à la Kalachnikov ? » demandai-je.

La vampire me fit un petit sourire pendant qu’elle ouvrait la porte qui menait au garage.

« La meilleure défense, c’est l’attaque. Et puis, on n’a pas toujours été aussi respectables qu’on s’efforce de l’être maintenant. Tu viens ? »

Elle se dirigeait vers une magnifique Harley-Davidson noire et violette. La perspective de faire un tour sur cet engin ne me déplaisait pas.

« C’est une jolie bécane, commentai-je en enfilant le casque qu’elle m’avait donné.

— Merci. Je suis ravie de voir que tu as du goût, finalement. »

Je m’installai derrière elle alors que le puissant moteur démarrait. Finalement, je ne passais pas une si mauvaise soirée.

chapitre 3

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Le trajet fut un peu court à mon goût : il n’y a que quelques centaines de mètres entre La Bryse et le From L, et j’aurais bien profité plus longtemps de la Harley-Davidson. Morgue la gara en face de la boîte de nuit et arrêta le moteur.

« Je mets le cadenas et je te rejoins. »

Je me dirigeai vers l’entrée, non sans appréhension. Je n’osais pas le dire à Morgue, mais je craignais toujours que ses copines ne m’envoient balader parce que j’étais transsexuelle.

La porte était ouverte, mais une videuse portant treillis, rangers et crâne rasé montait la garde à côté et elle n’avait pas l’air commode.

« Euh, salut, fis-je en arrivant à son niveau. Je m’appelle Cassandra. Je peux entrer ? »

Elle m’examina en fronçant les sourcils, sans daigner me répondre.

« S’il vous plaît ? ajoutai-je.

— T’es une putain de vampire ? demanda-t-elle.

— Euh, non, répondis-je, décontenancée par la question.

— Alors, t’as pas besoin de putain d’invitation pour entrer. Et arrête de me vouvoyer.

— D’accord. Merci. »

Je me retournai pour voir où en était Morgue. Elle avait terminé de cadenasser sa moto et se présenta à son tour devant la videuse.

« Salut, dit-elle, je suis une putain de vampire, alors invite-moi à entrer ou je te déchire le cou. »

La videuse se mit à sourire.

« Je t’invite à entrer, Morgue, puisque c’est demandé si gentiment. »

La motarde passa sa main sur mon épaule.

« Permets-moi de te présenter Cassandra. C’est, euh… »

Morgue sembla chercher un mot adéquat pour me décrire, puis haussa les épaules.

« … une fille, dit-elle simplement, avant de préciser : naturelle, au cas où tu en douterais. »

Je ne pus contenir un sourire.

« Je crois que c’est la première fois qu’on utilise ce terme pour me décrire.

— Je ne sais jamais lequel utiliser, hésita Morgue. Personnellement, je préfère « mortel pathétique », mais les gens ont tendance à mal le prendre.

— Non, je veux dire, comme je suis transsexuelle, expliquai-je. Peu de gens diraient que je suis une fille naturelle. »

Je me tournai vers Claire.

« C’est pour cela que je n’osais pas entrer. J’avais peur que… »

Morgue soupira bruyamment et je m’arrêtai dans mon explication.

« Je vais te donner mon truc, dit-elle. Tu fais comme si tu étais à ta place, même quand ça n’est pas le cas. Si tu as l’air suffisamment sûre de toi, tout se passe bien.

— Vraiment ? demandai-je, sceptique.

— La plupart du temps, en tout cas. Quand ça ne marche pas, l’expérience m’a appris qu’il valait mieux être sûre de soi et armée plutôt que simplement sûre de soi. »

Il y eut un petit silence gêné, interrompu par une femme aux cheveux roux qui portait une tunique rose avec un baggy.

« Salut, Morgue ! lança-t-elle. Merci de t’être déplacée.

— Salut, Jess. Je te présente Cassie.

— Enchantée, dit-elle simplement. Venez, on va discuter en privé. »

Nous traversâmes la piste de danse, où des lesbiennes se draguaient sur fond de musique techno.

« Tu vois ? fit Morgue à mon oreille – à cause du son, elle était obligée de crier malgré la proximité physique. Tu n’es pas la seule gouine à être mal fringuée. Jess est bien pire. »

Je souris pendant que la gouine mal fringuée en question nous faisait entrer dans un petit bureau. Claire nous emboîta le pas et referma la porte derrière nous.

« Alors, demanda Morgue. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Trois mecs, expliqua Jess. Ils sont entrés il y a un peu plus d’une heure.

— Marie était à l’entrée, ajouta Claire. Ils l’ont brutalisée pour pouvoir passer.

— Ensuite, ils ont fait irruption dans mon bureau et ils ont menacé de tout cramer si je ne leur filais pas dix pourcents du chiffre d’affaires. Claire est entrée à ce moment-là et ça a mal tourné. »

Morgue se tourna vers la videuse et la regarda avec un air interrogateur.

« Je leur ai demandé de partir. Ils ont refusé. J’ai sorti mon flingue, mais ils m’ont plaquée contre le mur et ils ont dégainé des armes à leur tour. Ils sont partis en foutant le bordel chez les clientes.

— Il y a eu des coups de feu ? demandai-je.

— J’ai tiré une fois, mais je crois que je l’ai raté. »

Morgue hocha la tête, songeuse, tandis que je jetais un coup d’œil aux alentours.

« Là ! » fis-je en trouvant ce que je cherchais sur un des murs de la pièce.

Je m’approchai et tendis le doigt.

« Voilà l’impact.

— Tu as de bons yeux, commenta la vampire.

— Je suppose. »

Je fouillai dans mon sac à main et j’en sortis ma pince à épiler.

« Évidemment, tu as toujours ce genre de trucs sur toi ?

— Je déteste mes poils », expliquai-je.

J’entrepris de retirer le projectile du mur et ressortis le morceau de plomb écrasé.

« On dirait que vous n’avez pas raté votre cible, annonçai-je à Claire. Il y a du sang sur la balle. »

Morgue s’approcha pour regarder.

« Tu étais censée te faire raccompagner, commenta-t-elle. Pas jouer à Sherlock.

— Désolée.

— Et arrête d’être désolée, par pitié. Fais-moi voir ça, plutôt. »

Elle attrapa la balle et l’examina avec minutie.

« Blessé ou pas, reprit Jess, on aimerait bien qu’une ou deux de vos filles puissent assister Claire ce soir et le suivant. Ça rassurerait la clientèle.

— Je ne sais pas », soupira Morgue.

Elle rangea la balle dans une poche de son blouson.

« On ne peut pas dire qu’on soit très nombreuses en ce moment », expliqua-t-elle.

Jess secoua la tête, visiblement irritée.

« Je me suis fait menacer, Morgue. Dans ma putain de boîte.

— Oui, fit la vampire sur un ton calme. J’avais compris.

— Je ne suis pas sûre que tu traites ça avec la plus haute priorité. »

Morgue dévoila ses canines, signe qu’elle n’appréciait pas la tournure que prenait la discussion.

« Dans les six derniers mois, on a eu deux décès. Deux autres nanas ont préféré se tirer avant de connaître le même sort. Ishtar est en taule, Shade à Brooklyn, partie faire Dieu sait quoi, et Rouge est à Paris en train d’essayer d’expliquer au Conseil vampirique qu’ils ne doivent pas nous rayer de la carte. Les trois seules Hell Butches disponibles ce soir, c’est moi, Valérie et Sigkill. »

Jess fit un geste de la main en signe d’apaisement.

« Et pour ma part, reprit Morgue, je pense que je serais plus utile en retrouvant les trouducs qui vous ont agressées qu’en faisant le planton devant ta boîte. »

La gérante hocha la tête en signe d’approbation.

« D’accord, concéda-t-elle. Et Valérie, Sigkill, elles ne peuvent pas venir quelques heures ?

— Ce ne sont pas elles qui seront utiles en cas de fusillade, tu le sais bien.

— Je ne leur demande pas de fusiller qui que ce soit. Je pense juste que, si elles venaient prendre quelques verres en portant le blouson de votre gang, ça serait meilleur pour l’ambiance. »

Morgue finit par céder.

« Val devait réviser un examen ce soir, mais je vais essayer de l’appeler.

— Ce serait parfait.

— Je reviens tout de suite. »

Elle quitta la pièce pour aller téléphoner, claquant pratiquement la porte en sortant.

« C’est un personnage, commenta Claire.

— Oui, admis-je.

— Comment tu t’es retrouvée avec elle ? »

Je lui expliquai le début de la nuit : le rendez-vous avec Valérie pour qu’elle me donne des hormones, et pourquoi c’était Morgue qui me raccompagnait. Pendant ce temps, Jess examinait compulsivement les messages sur son téléphone.

« D’après ce que tu as dit tout à l’heure, demanda Claire une fois mes explications terminées, t’es transsexuelle ? »

Je hochai la tête, un peu embêtée. Je n’aimais pas trop quand on me parlait de ça. En l’occurrence, c’était moi qui le lui avais dit, donc je me sentais un peu idiote.

« Oui, admis-je.

— Ça ne se voit pas trop. »

Je ne sus que répondre, me demandant si c’était censé être un compliment.

« En tout cas, il doit falloir beaucoup de courage pour faire ce que tu fais », reprit-elle d’un air chaleureux.

Je haussai les épaules. Pour être honnête, je ne me sentais pas terriblement courageuse.

« Je ne sais pas si c’est vraiment la question, protestai-je. C’est surtout que je ne pouvais plus faire semblant d’être ce que je ne suis pas. »

La porte du bureau s’ouvrit et Morgue entra, visiblement pas de meilleure humeur qu’en sortant.

« C’est bon, annonça-t-elle. Elles arrivent.

— On avait une discussion, fit Claire. Sur la transsexualité. Tu ne penses pas qu’il faut beaucoup de courage pour oser franchir ce pas ?

— Je ne sais pas, répondit Morgue. En tant que morte-vivante, j’imagine que c’est une notion qui m’est étrangère.

— Les vampires ne changent pas de sexe ? » demandai-je.

Elle leva les yeux au ciel.

« Les vampires ne changent pas, tout court. C’est bien connu. Cela dit, je parlais du courage. Je suis déjà morte, ou alors immortelle, selon comment on voit les choses. Pas besoin de courage dans ces conditions. »

J’eus l’impression que Jess allait dire quelque chose, mais Morgue fut plus rapide qu’elle.

« Pourquoi on cause de ça, d’abord ? Ce qui compte, c’est que Val et Kill vont rappliquer. Je vais les attendre dehors. Tu viens ? »

Je la suivis lorsqu’elle sortit de la pièce sans un au revoir, se contentant à la place d’un geste vague de la main.

Alors qu’on traversait le dance-floor, une jeune femme passablement éméchée se mit sur notre chemin et me dévisagea d’un air bizarre.

« Qu’est-ce que t’es ? » demanda-t-elle.

Je déglutis. Dieu, que je détestais ce genre de questions.

« Je m’appelle Cassandra, répondis-je simplement.

— C’est des vrais ou des faux ? »

Elle approcha ses doigts de ma poitrine, sans doute pour vérifier, et poussa un cri de douleur, car la main de Morgue s’était refermée sur ses phalanges.

La vampire montra les crocs, sortis au maximum, et la jeune femme partit sans demander son reste.

« Ça marche bien, le coup des dents », commentai-je une fois dehors.

Morgue était en train de s’allumer une cigarette. Elle semblait passablement agacée.

« Dieu merci, tout le monde n’est pas comme toi, répliqua-t-elle.

— Comme moi ?

— C’est bon, j’ai compris, tu as les plus grandes canines ? Ce n’est pas comme ça que vous autres mortels êtes censés réagir. C’était humiliant.

— Désolée.

— Je n’avais pas dit quelque chose à propos d’arrêter de t’excuser tout le temps ? »

Elle tirait nerveusement sur sa cigarette.

« Ça va ? demandai-je.

— Jess me gonfle, cracha-t-elle. À vouloir me donner des ordres de merde.

— Je pense qu’elle est effrayée par l’agression.

— Ouais, ben c’est pas une putain de raison. »

Elle resta silencieuse quelques instants, inhalant sans interruption ses bouffées de tabac.

« Merci pour ta réaction, face à la connasse qui voulait me tripoter.

— Je te l’avais dit, j’aime pas qu’on mette les mains sur mon casse-dalle. Et puis, je crois que je t’aime bien. »

Je souris, ne sachant pas quoi dire devant cette soudaine révélation.

« C’était bien vu, la balle dans le mur, reprit-elle. D’ailleurs, t’en penses quoi ?

— Je ne sais pas. Je ne suis pas experte en munitions.

— Je veux dire, le fait que Claire pensait l’avoir manqué alors qu’il y a du sang dessus ? »

Je repensai à l’idée qui m’était venue en tête mais que je n’avais pas évoquée devant Jess.

« Ça pourrait être parce qu’il s’est régénéré, suggérai-je. Un vampire ou un loup-garou ?

— Bien vu. Ça me fait penser à un garou défoncé.

— Pourquoi pas un vampire ? Et pourquoi défoncé ? »

Morgue prit un air entendu.

« J’ai léché le sang.

— Oh.

— Il y a un bar pour les lycanthropes portés sur les trafics divers. Ça s’appelle le Full Moon. On y trouve quelques vendeurs de meth. Je pense que je vais aller y faire un tour quand Val sera arrivée. »

Elle jeta son mégot par terre avant de l’écraser d’un geste vengeur.

« Valérie et toi, demandai-je. Vous êtes ensemble ?

— Plus ou moins. Je suppose.

— Elle est étudiante en sorcellerie, c’est ça ?

— Dernière année. Elle est plutôt douée, même si elle n’a pas des notes terribles. »

Morgue avait l’air étrangement bienveillante en parlant de son amie. Je souris. Ça changeait de son aigreur habituelle.

Nous restâmes silencieuses quelque temps, puis elle s’alluma une nouvelle cigarette. Le fait de ne pas avoir à mourir du cancer du poumon semblait la désinhiber.

« Claire avait raison, annonça-t-elle entre deux bouffées de tabac. T’es une fille courageuse.

— Parce que je ne suis pas une fille biologique ? demandai-je. J’ai du mal à y croire.

— T’es biologique, protesta la vampire. Un petit tas de cellules formant une dynamique complexe qui s’appelle la vie. C’est biologique, par définition.

— Vraiment ?

— Ouais. Tandis que moi, je ne suis qu’un tas d’organes morts maintenus en état par une forme d’énergie psychique qu’on ne comprend pas plus que la vie mais qui n’a définitivement rien de biologique. Je veux dire, rien que le nom : ça veut dire science de la vie. Pas science de la non-vie.

— Si tu le dis.

— Et, reprit-elle, c’est précisément pour cette raison que t’es si courageuse. »

Je la regardai sans comprendre.

« Parce que je suis biologique ?

— Voilà. Parce que t’es une simple mortelle et que, malgré ça, tu vas m’accompagner au Full Moon, un repère de garous burnés. C’est très courageux. »

Je fronçai les sourcils.

« Pourquoi je ferais ça ? demandai-je.

— Parce que malgré la rancœur que me portent une bonne partie de ces types, ils oseront moins me descendre en présence d’une innocente petite mortelle comme toi. »

Je levai les yeux au ciel.

« Tu veux que je te serve de bouclier humain ?

— Ne le dis pas à Val, évidemment. Je vais lui annoncer que je te ramène chez toi. Elle ne me laisserait jamais faire courir ce genre de risque à une de ses petites protégées. »

Bizarrement, après tout ce que j’avais vécu ce jour-là, débarquer dans un bar loup-garou ne me semblait pas si terrible.

« Tu es une manipulatrice, dis-je simplement.

— Ouais. »

Je souris en regardant la vampire tirer sur sa cigarette comme si sa vie en dépendait.

« Je crois que je t’aime bien aussi. »

chapitre 4

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Morgue eut le temps de fumer une troisième cigarette avant que les « renforts » n’arrivent.

Je ne m’attendais pas à les voir débarquer sur une Vespa rose : une jeune femme en costard-cravate devant et Valérie derrière, qui avait enfilé un blouson en cuir noir similaire à celui de Morgue, avec le logo « Hell B☠tches » dans le dos.

« Re-salut », fit-elle en me voyant.

De son côté, la conductrice retira son casque avant de tendre une main vers moi.

« Salut, je m’appelle Sigkill.

— Cassandra, enchantée. »

Je songeai furtivement que, comparée à Valérie et Morgue, elle avait l’air plutôt « normale ». À part son nom, évidemment.

« Vous n’avez pas le blouson en cuir, notai-je.

— Non, admit-elle. Mais j’ai mes couleurs quand même. »

Elle me montra fièrement le symbole du gang qui était imprimé sur sa cravate, et je me dis qu’elle devait être à peu près aussi barge que les deux autres.

« Bien, fit la vampire. Jess vous attend à l’intérieur. Moi, je vais raccompagner cette gente demoiselle chez elle avant de me renseigner de façon plus approfondie. »

Apparemment, quand Morgue mentait de façon éhontée, elle avait un vocabulaire plus soutenu qu’à l’accoutumée. Valérie ne sembla pas le remarquer et nous dit au revoir avant d’entrer dans La Bryse avec Sigkill.

Je remis le casque de moto et m’accrochai à la vampire tandis qu’elle faisait vrombir le moteur. Cette fois, je pus profiter un peu plus longtemps de la Harley-Davidson, puisqu’il nous fallut un bon quart d’heure pour atteindre le Full Moon.

L’établissement était assez isolé. De l’extérieur, il avait l’air d’un vieux hangar. Morgue gara son magnifique véhicule sur un immense parking.

« Tu te souviens du conseil que je t’ai donné ? demanda-t-elle en installant son antivol. À propos de faire comme si tu étais à ta place et d’avoir l’air sûre de toi ? »

Je retirai mon casque avant de répondre.

« Je m’en souviens.

— Pour être honnête, ce ne serait pas plus mal si tu étais un peu plus convaincante ce coup-ci.

— Je vais voir ce que je peux faire. »

J’essayai de ne pas le montrer, mais sa mise en garde me faisait un peu peur. Qu’allait-il se passer dans ce bar ?

« Ne t’en fais pas, dit Morgue avec un sourire aux lèvres. Tout ira bien.

— Si tu le dis.

— Mais juste au cas où… »

Elle mit sa main dans une poche intérieure de son manteau et en sortit un révolver imposant, qu’elle me tendit en le tenant par le canon.

« Si ça tourne mal, ça sera toujours utile, expliqua-t-elle. Et peut-être que ça t’aidera à avoir un peu plus confiance en toi. »

J’attrapai l’arme et me rendis compte de son poids.

« C’est vraiment nécessaire ? demandai-je.

— Probablement pas. Vois ça comme un cadeau, d’accord ? Pour compenser le service que tu me rends en venant ici. »

J’aurais préféré une jupe ou une paire de bottes neuves, mais je ne fis pas la réflexion et me contentai de caler l’arme sous ma ceinture, avant de passer ma veste par-dessus.

« Prête ? » demanda Morgue.

Je hochai la tête, et nous nous dirigeâmes vers le bar. Morgue poussa les deux portes battantes et je la suivis dans une atmosphère enfumée. Une trentaine d’hommes, sans doute des loups-garous, nous dévisagèrent pendant que des enceintes passaient du rock à un volume élevé.

La vampire s’avança d’un pas sûr, se planta au milieu de la pièce et annonça d’une voix ferme :

« Je veux parler à Silvio. »

Un type corpulent à la barbe épaisse et grisonnante se leva et s’approcha d’elle.

« Tu lui veux quoi, poupée ? »

Morgue le jaugea pendant un moment avant de répondre calmement :

« Un petit groupe de lycanthropes, probablement toxicos, a menacé une boîte tenue par des copines. Je me suis dit qu’ils avaient pu fréquenter cet endroit. »

Deux autres types vinrent se placer de chaque côté du premier, comme des sortes de gardes du corps.

« On n’est pas des putains d’indics », répliqua celui qui semblait avoir une position de leader.

La vampire arbora un petit sourire qui n’avait absolument rien d’amical et ressemblait plus à ce qu’elle faisait quand elle montrait ses crocs.

« Brett, je vous demande juste de faire en sorte que nos deux groupes puissent continuer à coexister. Je suis certaine que Silvio le comprendra. Il sait combien il est important de pouvoir maintenir des relations cordiales. »

Le loup-garou secoua la tête avec dédain.

« Va cordialement te faire mettre, Morgue. »

Un de ses lieutenants s’approcha de moi et me renifla à plusieurs reprises. Je dus me contrôler pour ne pas reculer.

« Et c’est quoi, ça, Morgue ? demanda-t-il. Je t’avais déjà vue accompagnée d’humaines, mais je ne savais pas que tu tapais aussi dans le travelo. T’as viré ta cuti ? »

La vampire ne répondit rien, effectuant à la place un mouvement rapide que j’eus du mal à suivre et qui s’acheva avec le plaquage du type sur une table. Elle sortit alors un pistolet et posa le canon à l’arrière de son crâne.

« Je n’aime pas qu’on insulte mes copines mortelles, dit-elle sur un ton très calme. Et je n’aime pas non plus qu’on se foute de ma gueule. Brett, va me chercher Silvio, ou alors tu vas devoir changer de bras droit. »

Dans la poignée de secondes qui suivirent, une dizaine d’armes à feu furent pointées vers la vampire, qui ne tressaillit pas pour autant.

« Va chier, cracha Brett. Tu crois faire quoi, toute seule ? »

Je décidai alors qu’il était temps de participer à la danse et je sortis mon révolver, que je braquai sur le garou, en le tenant à deux mains pour supporter le poids.

« Elle n’est pas seule », répliquai-je en espérant que ma voix ne tremblait pas trop.

Le loup-garou grogna avant de se mettre à ricaner.

« Bien essayé, gamine. Mais commence par retirer la sécurité. »

Je déglutis et me souvins du conseil de Morgue : être sûre de soi et faire comme si j’étais parfaitement à ma place dans cette situation.

« Il n’y a pas de sécurité, répondis-je en raffermissant ma prise sur le révolver. Vous dites ça pour que je vérifie et que vous puissiez me retirer l’arme des mains, mais je ne suis pas aussi stupide que vous le pensez. D’ailleurs, si vous vous posez la question, les balles sont en argent. Vous ne vous régénèrerez pas plus que moi. »

Mon cœur battait la chamade et j’avais l’impression de transpirer énormément, mais j’espérais que, de l’extérieur, je faisais vaguement illusion.

« Grands dieux, Morgue, s’exclama quelqu’un derrière moi. J’adore les mortelles que tu nous amènes. Toujours délicieuses et surprenantes. »

Je me tournai légèrement tout en continuant à viser Brett, et j’aperçus un jeune homme aux cheveux longs, avec une petite barbiche finement taillée. Il était bien plus élégant et raffiné que le reste de la population locale. Je n’étais pas sûre que cela soit bon signe.

« Hé, Silvio, fit Morgue en rengainant son arme. Tu ne crois quand même pas que je vais me pointer avec la première nana que j’ai croisée dans un bar ? »

Les autres hommes rangèrent leurs armes à leur tour et la tension redescendit d’un cran. Je les imitai, un peu en retard.

« J’imagine que tu vas me demander un entretien dans l’arrière-salle ? » demanda Silvio, le sourire aux lèvres.

Nous le suivîmes dans une petite pièce où il n’y avait pour seul mobilier qu’une table imposante et une douzaine de chaises.

Silvio s’assit sur l’une d’entre elles et ouvrit une boîte de cigares qu’il nous tendit. Morgue en prit un, mais je refusai.

« Alors, fit Silvio en allumant son cubain, qu’est-ce qui t’amène, Morgue ? Et qui est cette jeune fille que tu ne m’as pas présentée et qui me fait l’affront de refuser mes cigares ?

— Je m’appelle Cassandra. Et je suis désolée pour le refus, mais je prends un traitement qu’il vaut mieux éviter de mélanger avec du tabac. »

Silvio s’esclaffa sans que je comprenne vraiment pourquoi.

« Nom de Dieu, fit-il une fois qu’il eut repris son souffle, tu serais bien la première Hell Bitch à mourir à cause du tabac. D’habitude, vos recrues ont des morts plus… violentes. »

Morgue tira une bouffée sur son cigare, puis regarda notre interlocuteur d’un air sérieux.

« Un groupe de quelques connards est venu menacer les copines de La Bryse, expliqua-t-elle. Leur sang avait un goût de garou et d’amphétamines. Je me disais que ça pouvait correspondre à certains gars de ta clientèle.

— Ce n’est pas impossible, admit Silvio. Cela dit, je ne connais pas personnellement tous les types qui viennent ici, tu sais ?

— Vraiment ? » demanda Morgue avec son demi-sourire menaçant.

Le loup-garou aspira une bouffée de tabac et la savoura quelques secondes avant de se tourner vers moi.

« Tu devrais vraiment essayer, Cassandra. On n’avale pas la fumée. Ça ne te causera pas de souci de santé. Promis. »

Il me tendit son cigare. J’interrogeai Morgue du regard, qui me fit signe d’accepter. J’inspirai une bouffée et manquai de m’étouffer, moi qui n’avais jamais fumé de ma vie. Cela eut l’air de beaucoup amuser le loup-garou.

« Il y a quelques jours, commença-t-il, j’ai foutu dehors une bande de jeunes loups qui se prenaient pour les nouveaux caïds de la ville. Ils n’étaient que trois, mais ils pensaient être les rois du monde.

— Et tu as une idée d’où je peux les trouver ?

— Je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’eux, mais un vieil ami est venu se plaindre de loups-garous qui l’avaient importuné. D’après lui, ils vivent dans une usine désaffectée. Je peux te noter l’adresse. »

Morgue acquiesça et lui tendit un morceau de papier, sur lequel Silvio se mit à griffonner.

« Je les ai entendus parler de La Bryse, tu sais ? Ils avaient l’air de penser qu’une boîte tenue uniquement par des nanas serait une cible facile, reprit-il. Je les ai pourtant avertis de votre présence dans le quartier. »

Il lui rendit le post-it avec un sourire aimable.

« C’est bien gentil de ta part », répondit Morgue en le rangeant dans la poche intérieure de son blouson.

Le loup-garou reprit une bouffée de tabac et dévisagea la vampire, un sourire aux lèvres.

« Le moins qu’on puisse dire, c’est que votre nom n’avait pas l’air de leur faire peur. On dirait que votre réputation n’est plus ce qu’elle était. »

Morgue grimaça sans rien dire.

« Ils pensaient que vous étiez un petit groupe respectable de lesbiennes intégrées qui n’auraient jamais recours à la violence physique. »

Le sourire de Silvio s’agrandit. Il prenait visiblement un certain plaisir à lui dire tout ça.

« Ce qui est plutôt positif, non ? Vous avez réussi à donner une nouvelle image à votre gang. Pardon, je veux dire, votre association. »

La vampire écrasa son cigare, pourtant loin d’être fini.

« J’imagine qu’il est temps de mettre les points sur les i et de les éclairer sur la vraie nature de notre groupe, alors. »

Silvio secoua la tête, le sourire aux lèvres.

« J’espère que tu vas en référer aux autres. Vous déciderez peut-être de leur envoyer une lettre recommandée.

— Va te faire mettre, Silvio. »

Morgue se leva d’un geste brusque, ce qui était sans doute sa façon de mettre un terme à l’entretien.

« Ce fut un plaisir de te revoir, lança le loup-garou sur un ton chaleureux. Et de te rencontrer, Cassandra. J’espère que tu vivras suffisamment longtemps pour qu’on puisse se croiser à nouveau. »

chapitre 5

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Après notre passage au Full Moon, Morgue m’amena boire un café dans un bar encore ouvert. En terrasse, évidemment. Il était hors de question, pour Morgue, de rester un quart d’heure sans fumer.

« Tu as été géniale, me félicita-t-elle avec un grand sourire. J’étais vraiment fière de toi quand tu as braqué Brett.

— Merci. »

Je ne savais pas trop quoi dire. Ce n’était pas tous les jours que je sortais un révolver pour menacer quelqu’un.

« Tu as du potentiel, tu sais ça ? »

Ma vision des choses, c’était plutôt que j’avais failli me pisser dessus tellement j’avais eu peur. Je n’avais aucune idée de comment j’avais bien pu faire illusion. L’adrénaline, peut-être.

« Du potentiel pour me faire descendre ? demandai-je.

— N’écoute pas ce que dit Silvio. Toutes nos copines ne se font pas descendre.

— Ce n’est pas ce que tu avais l’air de dire à Jess tout à l’heure. Deux décès dans les six derniers mois ? »

Morgue soupira et termina son café d’une traite. Encore une boisson dont j’avais ignoré jusque-là qu’elle pouvait être prisée par les vampires.

« Tu as raison, dit-elle. Ce qu’on fait est dangereux. Je n’aurais pas dû te mêler à ça. Je vais te ramener chez toi. »

Je secouai la tête en signe de dénégation.

« Non, protestai-je. J’ai apprécié la soirée. J’étais morte de trouille, mais je ne regrette pas. »

La vampire sourit et me jeta un petit regard de connivence.

« Ne me dis pas que tu veux m’accompagner.

— Non, mais je ne veux pas que tu y ailles seule, et j’ai l’impression que tu ne vas pas prévenir tes copines. »

Le sourire de Morgue s’élargit.

« Quel genre de fille t’es, Cassie ? Toute timide et à t’excuser tout le temps, mais qui ne cille pas en braquant un chef de gang loup-garou ?

— Si je n’ai pas cillé, c’est uniquement parce que j’avais trop peur pour bouger, protestai-je. Et je ne savais pas qu’il était chef d’un gang.

— Tu dis que tu viens pour des hormones, mais la vérité c’est que tu pourrais en trouver sur Internet. Tu veux être raccompagnée parce que tu as peur d’être agressée, mais tu me proposes de venir avec moi pour régler leur compte à trois connards armés. »

Je ressentais sa tirade comme une accusation, et ça ne me plaisait pas.

« Où veux-tu en venir ?

— Au fait que tu n’es pas venue nous voir pour avoir une prescription et pour pouvoir être une gentille petite fille modèle, mais parce que tu veux devenir une enfant des ténèbres. »

Je levai les yeux au ciel, pas convaincue par ses arguments. Je savais au fond de moi qu’elle avait tort.

« Tu ne serais pas la première, ajouta-t-elle.

— Tu te plantes, Morgue. Je ne veux pas de ta vie. Ou de ta non-vie, comme tu veux. Je veux juste une existence normale, finir mes études, avoir un boulot, devenir une femme ordinaire. C’est tout. »

La vampire me toisa d’un air soupçonneux.

« Vraiment ?

— J’ai apprécié cette soirée, mais je ne voudrais pas que ça devienne ma vie.

— Si tu le dis. »

Elle me fit un petit sourire enjôleur.

« Mais tu vas quand même m’accompagner pour qu’on finisse ce qu’on a commencé ensemble, c’est ça ?

— Oui, même si je trouve que Silvio se fout de ta gueule. »

Morgue fronça les sourcils.

« Comment ça ?

— Il te titille pour que tu ne te poses pas de questions sur ses motivations. Il fait comme s’il te rendait un service en te donnant l’adresse alors qu’il s’arrange juste pour te faire faire le sale boulot que son vieil ami lui a confié. »

La vampire haussa les épaules, manifestement pas tout à fait convaincue.

« Je préfère considérer que nous avons des intérêts communs dans cette affaire. D’ailleurs, allons en finir. »

Morgue paya l’addition, puis nous nous dirigeâmes vers sa Harley-Davidson. Je commençais à vraiment bien apprécier les balades en moto. Je voulais peut-être une vie normale, mais avoir une copine vampire motarde ne m’aurait pas déplu pour autant.

Nous arrivâmes devant l’entrepôt désaffecté où, d’après Silvio, la bande qu’on cherchait s’était réfugiée. Morgue gara sa moto un peu à l’écart et me dévisagea avec attention.

« Le révolver que je t’ai passé, demanda-t-elle finalement, tu saurais t’en servir ?

— Je ne sais pas. Je suppose.

— C’est assez simple : tu vises et tu appuies sur la détente. Les balles en argent sont potentiellement mortelles pour les garous comme pour les vampires. Ce qui veut dire : ne me tire pas dessus, s’il te plaît. »

Je souris, estimant que ça restait dans mes cordes.

« Je tâcherai d’éviter.

— Reste vingt à trente mètres derrière moi, et essaie d’être discrète. Si tout se passe bien, tu n’auras pas à intervenir, mais s’il y a un pépin, tu seras mon joker. »

Je hochai la tête, et sortis l’arme qu’elle m’avait donnée.

« Ce n’est qu’un six-coups, ajouta Morgue, alors essaie de viser un peu. Surtout que les balles en argent coûtent la peau du cul. »

Elle se mit en marche et je la suivis à distance.

Je me demandai comment j’avais bien pu me retrouver là, moi qui étais juste sortie pour récupérer des hormones. Valérie m’avait parlé d’un service à lui rendre en échange de son aide, un jour. J’espérais que cette soirée lui suffirait.

Pendant que j’étais perdue dans mes pensées, Morgue avait atteint le bâtiment. Elle défonça la porte avec un grand coup de pied en gueulant :

« Il y a quelqu’un ? »

Vu comme ça, ça ne serait pas difficile d’être plus discrète qu’elle.

Quelques instants plus tard, je m’accroupis derrière une fenêtre dont la vitre était brisée, et je pus jeter un coup d’œil à l’intérieur.

C’était entièrement vide, à l’exception d’un brasero et de quelques affaires qui traînaient au milieu de l’entrepôt, à une trentaine de mètres de moi. Trois hommes étaient debout, en train de faire je ne sais quoi, et Morgue s’approchait d’eux à grands pas.

J’espérais qu’elle savait ce qu’elle faisait, parce que de mon côté je n’avais aucune idée de ce qu’elle attendait de moi, à part la regarder se débrouiller.

« On doit parler, annonça-t-elle d’une voix ferme.

— Et à qui avons-nous l’honneur ? » demanda un des types.

Grand, jeune, look « la totale cuir », j’estimai, vu les attitudes des deux autres, qu’il devait plus ou moins être le chef de la bande.

« Morgue, des Hell Butches. Quelques mecs ont menacé une boîte qui appartient à des copines, et on m’a dit qu’il se pourrait que ce soit vous. »

Les trois hommes se mirent à ricaner. Ça me semblait de mauvais augure pour la suite des évènements.

« Si la boîte en question est un repère de gouines pétasses, alors, ouais, il se pourrait bien que ce soit nous.

— Tu as un problème avec ça ? » renchérit un autre type.

Il se mit ensuite à grogner à quelques centimètres de Morgue. De là où j’étais, je ne voyais pas très bien, mais je crois que les traits de son visage changèrent et que ses poils s’épaissirent. Le premier stade de transformation en loup.

Je ne vis pas non plus mon amie lui montrer ses crocs, mais je supposai qu’elle le faisait.

« Ouais, j’ai un putain de problème avec ça, connard. On a un putain de problème avec ça. Et ça va devenir votre problème rapidement si vous ne laissez pas tomber.

— Qui ça, on ? railla le leader. Où sont tes troupes ? En train de se brouter le minou au chaud ? »

Ce qui arriva ensuite se déroula rapidement et je ne suis pas sûre d’avoir tout suivi. Pour ce que j’en vis, Morgue commença par envoyer un coup de tête au type qui était en face d’elle, puis balança un violent coup de poing dans le visage du leader, qui hurla de douleur.

Le troisième homme sortit alors un pistolet qu’il dirigea vers Morgue, mais elle dévia l’arme de la main. Le garou tira tout de même et la balle toucha la vampire à l’épaule.

Cela ne l’empêcha pas de sortir une arme de poing à son tour et de tirer sur son adversaire à deux ou trois reprises. Il s’effondra lourdement, et je crois qu’il mourut sur le coup.

Le garou qui s’était pris le coup de tête plaqua ensuite la vampire au sol et la désarma d’un geste brutal. Ils luttèrent quelques secondes, puis celui que je pensais être le chef tira deux nouvelles balles dans l’estomac de Morgue, qui arrêta de se débattre.

Tout cela ne dura pas plus de dix secondes, pendant lesquelles j’essayai désespérément de trouver un moment adéquat pour faire feu.

Malheureusement, tout s’était passé bien trop vite pour moi et, maintenant, un des hommes se trouvait à genoux sur Morgue, ce qui m’empêchait de tirer sans risquer de l’achever.

« Comment va Joey ? demanda celui qui avait plaqué la vampire au sol.

— Je crois qu’il est mort, indiqua le chef.

— Espèce de salope ! » gueula le garou en se mettant à frapper Morgue de façon répétée.

Je sentis les larmes couler le long de mes joues, mais je les chassai d’un revers de manche. Ce n’était pas encore le bon moment pour pleurer.

« Espèce de sale pute de merde ! Tu vas crever ! »

Il tendit ses bras en arrière, et j’aperçus avec horreur ses ongles s’agrandir pour devenir de longues griffes qui menaçaient de décapiter mon amie. Le bon côté, c’était que dans cette position, il m’offrait un angle de tir impeccable.

Je fis feu, visant la tête. Je comptais tirer plusieurs fois, mais le recul de l’arme me surprit. Par chance, ma cible s’effondra en arrière, probablement morte.

Satisfaite, j’en oubliai presque le troisième larron, qui me rappela sa présence en tirant dans ma direction.

Je retins ma respiration, sachant que je n’avais pas droit à l’erreur. Il me canardait avec une fréquence que je ne pouvais pas égaler, aussi fallait-il que je sois précise. Une balle siffla à mon oreille et une autre fit exploser un morceau de mur à côté de moi, qui m’entailla la joue. Mais tout ce qui comptait pour l’instant, c’était d’aligner mon ennemi dans le viseur.

Je fis feu, et il tomba à son tour.

J’entrai alors dans le hangar et me précipitai vers Morgue. Sur le chemin, le type que je venais de descendre poussa un grognement. Je l’achevai d’une balle dans la tête avant de lâcher mon arme et d’aller m’agenouiller à côté de la vampire.

Elle était dans un sale état.

J’appuyai à plusieurs reprises sur sa poitrine avant de coller mes lèvres contre les siennes pour lui insuffler de l’air. Je répétai la manœuvre quelques fois, sans succès. Les larmes coulaient le long de mes joues et je ne cherchais plus à les retenir.

Morgue ouvrit alors des yeux vitreux et me jeta un regard surpris.

« Bordel, qu’est-ce que tu fous ? demanda-t-elle.

— Du bouche à bouche, je…

— Du bouche à bouche ? »

Elle regarda ensuite mes mains, placées sur sa poitrine.

« Dis-moi que ce n’est pas ce que je crois.

— Non ! protestai-je. C’est un massage cardiaque.

— C’est exactement ce que je croyais. T’es en train d’essayer de faire redémarrer le cœur d’une vampire. C’est pathétique. »

Je grimaçai, réalisant l’absurdité de la situation.

« Désolée.

— Ouais, soupira Morgue. Tu as vraiment de quoi être désolée. Ce n’est pas comme si tu venais de me sauver la peau. »

Elle tourna la tête vers la fenêtre. Elle me semblait si faible, et me faisait un peu peur. Mais elle n’avait pas l’air de paniquer.

« Tu as réussi à buter deux loups-garous à, quoi ? Vingt-cinq mètres de distance ?

— Je ne sais pas, répondis-je en examinant ses blessures au ventre. Je n’ai pas mesuré. »

Elle leva faiblement une de ses mains vers mon visage et je redressai la tête pour la regarder à nouveau dans les yeux, même si leur aspect vitreux me mettait mal à l’aise.

Elle posa un doigt contre ma joue ensanglantée et regarda l’hémoglobine d’un air concentré.

« Tu as besoin de sang ? » demandai-je.

Elle sourit. J’étais toujours impressionnée par ses longues canines.

« Tu sais, répliqua-t-elle, je ne te considère pas vraiment comme de la nourriture. C’était une sorte de blague.

— Mais tu en as besoin, non ?

— Je regardais surtout ta blessure. Ce dont j’ai réellement besoin de façon urgente, c’est d’une cigarette. »

Vu son étrange sens des priorités, j’en conclus qu’elle n’allait pas si mal que ça et qu’elle s’en sortirait.

Je fouillai dans la poche intérieure de son blouson, où je l’avais vue ranger son paquet. Je m’efforçai d’ignorer le sang qui maculait tous ses vêtements, mais cela ne suffit pas à apaiser mon estomac qui n’en pouvait plus, maintenant que l’adrénaline retombait.

Je m’écartai autant que ma position le permettait avant de vomir.

« C’est normal, fit Morgue. Moi aussi, j’ai gerbé en voyant mon premier cadavre. »

Je m’essuyai la bouche d’un revers de manche. L’hygiène pouvait attendre.

« Évidemment, reprit la vampire, c’était aussi parce que je m’étais avalé ledit cadavre un peu rapidement, mais ça n’empêche pas que tu t’en sors bien. »

Je ne dis rien et me contentai de lui passer une cigarette et son briquet Zippo. Elle fut capable de l’allumer elle-même et de tirer une grosse bouffée, malgré sa position allongée.

« Est-ce que ça va ? demandai-je.

— Je vais m’en sortir. Par contre, tu as toujours ta pince à épiler ? »

Je regardai sa blessure. Dieu, je ne pouvais pas. Je venais déjà de vomir…

« Je ne sais pas si…

— Donne-moi ta pince à épiler, et aide-moi à m’asseoir, tu veux ? »

Je passai une main dans son dos pour l’aider à se redresser, puis je fouillai dans mon sac et lui tendis ma pince. Elle la plongea dans ses blessures pour en retirer les balles.

« Tu es sûre que tu n’as pas besoin de sang ? demandai-je en détournant le regard. Pour guérir ?

— J’ai juste besoin d’un peu de temps. Et de repos, aussi. »

Elle détourna les yeux.

« Un peu de sang aiderait, admit-elle, mais je ne veux pas boire le tien dans ces conditions. J’ai déjà eu droit à un baiser, ça ferait trop pour un premier soir. »

Je souris. Finalement, mon bouche à bouche avait eu de l’effet.

« Je vais appeler Val, reprit-elle sur un ton plus sérieux. Elle saura me remettre d’aplomb et nettoyer un peu ce merdier. »

Elle fit un geste vague vers les trois cadavres qui gisaient à quelques mètres de nous.

« Je devrais peut-être y aller, alors, suggérai-je. Valérie ne sera pas contente si elle réalise que je suis venue avec toi.

— Je suis désolée. On dirait que, finalement, je ne vais pas être en état de te raccompagner chez toi. »

Je ramassai mon arme.

« Ne t’en fais pas. Je crois que je suis capable de rentrer toute seule. »

chapitre 6

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Après la nuit riche en évènements mais fort peu reposante que j’avais passée, je n’entendis pas mon réveil et j’arrivai avec trois bons quarts d’heure de retard à mon cours d’informatique.

J’espérais pouvoir me glisser devant un ordinateur sans me faire remarquer, mais le professeur m’aperçut et m’épingla.

« *******, aboya-t-il. Y-a-t-il une raison valable pour que vous entriez dans mon cours avec pratiquement une heure de retard ? »

Ce salopard n’arrêtait pas de m’appeler par mon prénom de naissance, et je détestais mon prénom de naissance. Je n’aurais rien osé dire en temps normal, mais après une nuit passée avec Morgue, j’étais beaucoup moins intimidée par un simple professeur, pathétique mortel de surcroît.

« Je n’étais pas très enthousiaste à l’idée de retrouver un type qui n’est même pas capable d’enregistrer que je m’appelle Cassandra, maintenant. Surtout que, comme le type en question se contente de lire les transparents qu’il projette, je ne pensais pas rater grand-chose en arrivant un peu à la bourre. »

Le professeur fit la moue et s’approcha de moi, l’air sévère.

« Ce n’est pas à vous de décider des horaires de cours. Quant à votre prénom, Monsieur *******, pour ce que j’en sais, c’est bien votre prénom officiel. Si vous ne changez pas d’attitude, je vais devoir vous demander de sortir. »

Je serrai les mâchoires. Cette ordure faisait exprès de ne pas respecter mon genre, et cela me mettait hors de moi. Je regardai le clavier qui était sur le bureau et j’envisageai de lui démolir le visage avec, histoire de voir si un homme Azerty en valait vraiment deux.

Je me contentai de soupirer et de me diriger vers la sortie.

« Si vous ne changez pas d’attitude, répliquai-je, je vais devoir vous demander d’aller vous pendre avec un câble réseau. »

Je partis en claquant la porte, en me disant que j’aurais eu mieux fait de rester au lit.

Décidée à ne pas avoir complètement perdu ma matinée, je fis un peu de shopping en suivant les recommandations vestimentaires de Morgue, c’est-à-dire que j’achetai essentiellement des habits noirs, dont une robe en dentelle très sexy que je n’aurais jamais envisagé de porter quelques jours plus tôt.

Alors que je passais à la caisse, grimaçant un peu en voyant la facture, mon téléphone portable se mit à vibrer.

« Allô ?

— Cassie ? C’est Morgue. Ça va ?

— Tu es levée à cette heure-ci ? demandai-je, étonnée de recevoir l’appel d’une vampire à onze heures trente du matin.

— Je n’arrivais pas à dormir. »

Je pris mon sac de courses et repositionnai le portable pour taper mon code de carte bleue.

« Est-ce que ça va ? Tes blessures ?

— C’est pas génial, mais pas horrible non plus. Et toi ?

— Je suis bien rentrée. Un connard de prof d’info m’a fait chier ce matin, mais j’imagine que ces préoccupations doivent te sembler bien anodines. »

Morgue resta silencieuse au téléphone. Elle devait chercher quoi dire.

« Je suppose que je ne peux pas te débarrasser de lui en le mangeant ? demanda-t-elle finalement.

— Je ne pense pas que ce soit une brillante idée.

— Comme tu veux.

— Ce n’est pas évident de retrouver ma vie quotidienne après ce que j’ai vécu hier.

— C’est toujours ce que tu veux ? Une vie « normale » de femme ordinaire ? »

J’hésitai quelques secondes. Peut-être que je n’en étais plus aussi sûre.

« Oui, finis-je tout de même par répondre.

— D’accord. Et tu penses que tu pourrais quand même boire un verre avec moi, dans cette vie ordinaire ? »

Je souris. Voilà un élément de non-normalité que j’étais tout à fait prête à intégrer.

« J’aimerais beaucoup.

— Ce soir, vingt heures ? À la sortie d’un métro ?

— Un métro ? m’étonnai-je.

— La moto n’est pas trop compatible avec mon épaule. Mais je t’emmènerai faire une balade un autre soir, promis.

— Le métro, ça me va très bien. »

J’étais sur un petit nuage en raccrochant. C’était mon premier rendez-vous amoureux, et j’étais vraiment heureuse.

Comme pour me faire croire que tout allait bien, l’après-midi se déroula beaucoup mieux que la matinée. Ma professeure de mathématiques m’appelait par le bon prénom et dans le genre féminin, et je me sentais enfin à ma place. Ça n’empêchait pas son cours d’être incompréhensible, mais ce n’était pas si grave.

Après les cours, je passai chez moi pour me changer et essayer ma nouvelle robe. J’enfilai ensuite ma plus belle paire de bottes et mon blouson en cuir et je partis pour le rendez-vous.

J’arrivai un peu en avance et sortis mon baladeur pour attendre Morgue. J’étais vraiment impatiente à l’idée de la revoir.

« Hé, mais c’est notre pote le travelo ! »

Encore les mêmes. À croire que ces trois-là ne se promenaient qu’en groupe et qu’ils ne faisaient qu’agresser des nanas.

« Il n’y a plus ton pote pédé vampire pour te protéger ? » demanda l’un d’entre eux.

Il devait parler de Valérie. Non seulement ces types étaient des ordures, mais en plus ils étaient totalement à côté de la plaque.

Ils s’approchèrent, menaçants à leur habitude. Soudainement, je sus comment tout cela allait se terminer et je compris que je ne pourrais pas y échapper.

« Alors, le travelo ? demanda le troisième homme. Tu t’es déjà fait couper les couilles ?

— Pour peu que t’en aies eues à la base », renchérit l’un d’entre eux.

Décidément, ils ne tournaient qu’autour de ça.

« Vous êtes vraiment intéressés par mes chromosomes ? demandai-je. Alors, analysez mon ADN. »

Je crachai à la face de celui qui était le plus proche de moi, histoire de lui fournir un échantillon.

La réponse ne tarda pas. Je reçus un premier coup au visage, puis un autre à l’estomac. Alors que j’essayais péniblement de rester debout et que j’encaissais les coups, je pensai à cette vie ordinaire que je voulais tellement.

Être une fille comme les autres.

Finir mes études.

Trouver un travail.

Être acceptée.

Être intégrée.

Et puis, au Diable. Peut-être que tout cela n’était pas fait pour moi, après tout. Ou plutôt, peut-être que je n’étais pas faite pour tout cela.

Je sortis de mon blouson le révolver que Morgue m’avait offert et le brandis.

« Dégagez, soufflai-je. Si vous voulez vivre, foutez le camp. »

Deux des jeunes hommes semblèrent hésiter, mais le troisième, qui voulait sans doute prouver qu’il était le plus viril du groupe, se contenta de sourire.

« Tu n’oseras pas, travelo. Tu n’as pas ce qu’il faut. »

Il avait tort. Un doigt était tout ce dont j’avais besoin pour presser la détente, et j’envoyai une balle de gros calibre lui exploser la cervelle.

Le deuxième type réagit en se jetant sur moi, mais je commençais à m’habituer au recul de l’arme et je l’avais déjà repositionnée vers lui. Il mourut avant d’avoir pu me toucher.

Le troisième tenta de s’enfuir, mais fut uniquement capable de s’écrouler par terre. Il se retourna sur le dos et me supplia de l’épargner. Je baissai mon arme vers son visage.

« Bordel, qu’est-ce que tu fous ? demanda Morgue en me bloquant le bras. C’est un putain d’humain ! »

J’essayai de me débattre. Humain ou pas, je voulais que cette enflure meure. Mais, évidemment, la vampire était bien plus forte que moi, même avec son épaule blessée.

« Merci, fit le type pendant que Morgue me retirait l’arme des mains. Vous me sauvez la vie. »

La vampire l’attrapa par la gorge et le releva d’un geste brusque, avant de le plaquer contre le mur.

« Non, répliqua-t-elle. Je sauve juste une balle en argent qui coûte la peau du cul. »

Elle lui montra ses crocs, sortis à leur maximum, et l’homme se mit à hurler.

« Cassie, Cassie, Cassie, lâcha-t-elle en sortant un mouchoir en papier de la poche de son manteau. La tirade sur l’ADN était bien trouvée, vraiment, mais c’est aussi la raison pour laquelle on ne crache pas sur les gens qu’on s’apprête à tuer.

— Tu étais là et tu n’as rien fait ? », demandai-je alors qu’elle essuyait le visage de sa proie, qui essayait désespérément d’échapper à son étreinte.

Elle lui brisa le cou, puis se tourna vers moi et me fit un sourire.

« Tu avais l’air de gérer la situation et d’avoir besoin de te défouler. Je t’aurais bien laissée t’occuper du dernier malgré la cote de l’argent, mais j’avais envie de participer aussi. Sinon, j’aime vraiment tes nouvelles fringues. Ça te va bien.

— Merci », dis-je en m’approchant d’elle.

Elle m’embrassa sur la bouche, et je sentis mon cœur s’accélérer.

« Eh bien, commenta Morgue une fois que nous nous fûmes décollées. On peut dire que t’es une vraie gouine, maintenant. »

épilogue

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Morgue baissa le niveau des lumières et alluma quelques bougies noires, pour l’ambiance.

Si son appartement avait tout du confort moderne et pratique, sans trop de fioritures, elle n’avait pas lésiné dans la chambre sur le noir et le côté « vampire et fière de l’être ». Son lit ressemblait à un cercueil – sans en être un vrai – et il y avait les inévitables têtes de mort un peu partout.

Elle s’approcha de moi et m’embrassa. Nous restâmes collées un certain temps. Même si j’appréciais énormément, j’avais aussi un peu d’appréhension pour la suite des évènements.

Je n’avais jamais eu de rapport sexuel et je n’étais pas franchement à l’aise avec toutes les parties de mon anatomie.

Il y avait aussi le fait que Morgue était une vampire, évidemment. Je ne savais pas trop ce qu’on était censées faire dans ce genre de cas, même si j’en avais très envie.

Ses mains commencèrent à s’aventurer sous mon tee-shirt, et j’eus un léger mouvement de recul.

« Je suis désolée, fis-je. C’est juste qu’il y a des choses, chez moi, qui ne sont pas… « en accord », si tu vois ce que je veux dire ? »

Morgue me regarda avec un petit sourire.

« Comme le fait que t’as l’air d’une fille innocente et inoffensive, alors que ton cœur est bouillant de colère et de rage ?

— Quoi ? Non !

— Oh, si, fit la vampire en me caressant doucement la main. Tu le sais très bien. Tu voudrais peut-être devenir une petite humaine normale et ordinaire, mais au fond de toi tu sais que tu ne le seras jamais.

— Non, protestai-je. Enfin, peut-être, mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Je parlais de mon corps. Il n’est pas vraiment, comment dire…

— Il est en transformation, c’est ça ? » suggéra-t-elle avec un ton rassurant.

Je grimaçai. Je n’étais pas sûre que cela soit aussi simple.

« Je ne sais pas, soupirai-je. C’est juste que, quoi que je puisse faire, j’ai conscience qu’il y a des choses que je ne pourrai jamais changer. »

Morgue fronça les sourcils.

« Et c’est grave ? » demanda-t-elle.

Je haussai les épaules. Ce n’était pas évident à expliquer.

« Un peu, pour moi, hasardai-je.

— Tu sais, parfois les choses changent plus qu’on ne le pense. Même les vampires sont capables d’évoluer, c’est dire. »

Je fis un demi-sourire tandis qu’elle serrait mes doigts.

« Parfois, mon corps me dégoûte, essayai-je d’expliquer. Pour reprendre ce que j’ai lu dans un bouquin, je sais que quand des archéologues du futur ouvriront ma tombe, c’est un squelette d’homme qu’ils identifieront. »

À ma surprise, Morgue fit un grand sourire.

« Non, dit-elle simplement.

— Non ? »

Elle approcha à nouveau son visage du mien et commença à me caresser les cheveux.

« Quand tu seras morte et enterrée, ce qui n’est pas encore le cas, note bien, il est absolument hors de question que je laisse des putains d’archéologues de merde s’approcher de ta tombe. »

Elle me fit une succession de baisers le long de la joue, en descendant lentement, pendant que ses doigts passaient de mes cheveux à ma nuque, puis à mon cou.

« C’est moi, et personne d’autre, qui ouvrirai ton cercueil », reprit-elle entre deux baisers.

Elle m’embrassa ensuite sur la bouche, avant de se remettre à sourire. Ses canines étaient complètement sorties, et je les trouvais terriblement tentantes.

« Et alors, murmura-t-elle, je te ramènerai. »

Sur ce, elle planta ses crocs dans mon cou, et je criai de plaisir.

2e partie. donjons & dragons

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Sigkill était à peu près au milieu du tunnel sous la Manche lorsqu’elle reçut l’étrange e-mail.

Elle revenait d’un congrès de développeurs de logiciels libres, et elle avait passé l’essentiel de son trajet dans le train à somnoler devant des lignes de code rassurantes tout en écoutant du métal dans son casque.

Beaucoup de gens prennent Sigkill pour une geek ou une nerd, mais elle préfère le terme de hackeuse. Si elle a la même tendance que ses congénères à ne pas pouvoir vivre sans ordinateur, elle ne partage pas le look standard du milieu : son apparence est soignée, et elle affectionne particulièrement le costard-cravate, qu’elle portait ce jour-là avec des Dr Martens d’un rose pétant. De taille moyenne, les cheveux courts et teints – à ce moment c’était un orange délavé qui avait été rose –, elle porte des lunettes dont elle n’a besoin que pour lire ou devant un écran, c’est-à-dire à peu près tout le temps.

Lorsqu’elle reçut cet e-mail intrigant, Sigkill fut d’abord enthousiaste : enfin, la SNCF s’était décidée à proposer du wifi dans ses trains. Mais sa connexion Internet ne fonctionnait pas plus que la dernière fois qu’elle avait vérifié – trois minutes plus tôt.

« Comment peut-on recevoir un e-mail alors qu’on n’a pas de réseau ? » s’étonna-t-elle à voix haute.

Le jeune cadre qui était assis en face d’elle leva les yeux de sa revue d’économie, regarda la hackeuse d’un air accusateur qui voulait sans doute dire « la première classe n’est pas faite pour les cinglés qui parlent tout seuls », puis retourna à sa lecture.

Sigkill examina le courrier qu’elle avait reçu. Il n’y avait pas de sujet, le corps du message était chiffré, et l’expéditeur s’intitulait simplement « zero@zero ». Elle regarda ensuite les en-têtes du mail et découvrit qu’il avait été posté depuis l’adresse IP 127.0.0.1, c’est-à-dire son propre ordinateur.

« Ça explique pourquoi j’ai pu le recevoir, je suppose », lâcha-t-elle, déclenchant un nouveau regard courroucé de son voisin.

Elle s’attaqua alors au corps du message et réalisa qu’il était codé avec sa propre clé privée. Cela lui permettait de pouvoir le lire, mais ajoutait une nouvelle énigme : le principe d’une clé privée étant que personne d’autre ne la connaisse, comment avait-on bien pu l’utiliser ? Elle décida qu’elle résoudrait ça plus tard, et décoda le message, qui n’était pas plus clair pour autant :

Lacet droit défait ---
642-AKZ-59 ---
Noir et blanc - gris - noir ---
71 ---
Ampli. Thauma. ---
Vénus ---

Sigkill se mit à sourire légèrement devant son écran. Elle avait devant les yeux quelque chose qu’elle ne comprenait pas, et qui promettait d’être intéressant.

Comme le train ralentissait, elle décida qu’il était temps de ranger son ordinateur portable. En attrapant son sac, elle se rendit compte que son lacet droit était défait et en fut ravie : cela éliminait au moins l’hypothèse du baratin sans aucun sens.

chapitre 1

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Une fois arrivée, Sigkill prit le métro et se dirigea vers l’université Lille I, et plus précisément vers le bâtiment de Mathématiques. Elle jeta un coup d’œil à l’emploi du temps qui était affiché et chercha la salle où je me trouvais.

Lorsque je la vis me faire de grands gestes à travers la petite fenêtre de la porte, je fus d’abord tentée de l’ignorer. C’était la troisième fois en deux semaines qu’elle venait me tirer de cours et cela commençait à m’agacer. Mais ne pas y prêter attention la pousserait uniquement à débarquer dans la salle avec ses gros sabots. Je rangeai donc mes affaires et sortis de l’amphithéâtre.

« C’est un cours important, expliquai-je. Je n’ai pas envie de le sécher.

— Mais, Cassie, j’ai besoin de ton aide ! S’il te plaît ? »

J’hésitai à argumenter, mais je savais que je finirais par céder. Autant ne pas perdre de temps.

« Je n’aurai qu’à récupérer les notes de quelqu’un d’autre… »

Sigkill sourit, et nous nous dirigeâmes vers la cafétéria.

•••

Ce jour-là, je portais une longue robe noire et les rangers que Morgue m’avait offertes. J’avais également noué un foulard rouge autour de mon cou, afin de dissimuler les morsures qu’elle m’avait faites juste après ce cadeau.

La plupart des gens avaient du mal à comprendre nos mœurs. De nos jours, les vampires sont censés être des gens respectables qui se contentent de boire du sang de synthèse ou d’animaux. Même si, en échangeant notre sang, nous ne faisions de mal à personne, c’était mal vu, et je m’étais fait traiter de « zombie » ou de « pute à mort » plus d’une fois.

Sigkill aussi regardait mon foulard avec un air blasé, mais pas pour les mêmes raisons.

« Ta copine sait que depuis au moins un siècle, on peut se procurer des seringues sans trop de difficulté ?

— Elle ne voit pas d’intérêt au sang si elle ne mord pas directement. »

Elle leva les yeux au ciel avec cette expression qu’elle avait quand on lui expliquait préférer écrire avec un stylo plutôt qu’à l’ordinateur ou envoyer des cartes postales au lieu d’e-mails ou de SMS.

« Bon, qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je en versant un sachet de sucre dans mon chocolat chaud.

— Mon Dieu, s’indigna mon amie en regardant quelque chose derrière moi, les affiches pour les soirées étudiantes ne s’améliorent pas.

— Kill ! » protestai-je.

Elle parvint ensuite, presque sans digressions, à me raconter ce qui lui était arrivé. Après quoi, elle sortit son ordinateur et me montra le message.

« Qu’est-ce que tu en penses ?

— Lacet droit défait, ça a un certain sens, surtout si ton lacet droit était effectivement défait. 642-AKZ-59, ça ressemble à une plaque d’immatriculation. Je pense qu’on devrait se focaliser là-dessus pour l’instant, parce que le reste… Noir et blanc, gris, noir : ça pourrait être des indications sur la couleur de la voiture en question, mais je n’en suis pas persuadée. 71, ça peut être n’importe quoi, et je ne vois pas ce que la planète Vénus vient faire là-dedans. « Ampli. Thauma. », j’imagine que ça veut dire amplificateur thaumaturgique, mais c’est pareil, je ne vois pas le rapport. »

Mes explications terminées, j’avalai une gorgée de chocolat en regardant la hackeuse. Si elle trouvait mon analyse pertinente, rien ne l’indiquait : elle continuait à regarder les différentes affiches exposées sur les murs de la cafétéria.

« Par ailleurs, repris-je, tu as dit que ça avait été envoyé depuis ta clé privée. Je suppose que ton ordinateur n’est pas vulnérable au premier script-kiddie venu ? »

La hackeuse me jeta un regard dédaigneux, comme si le simple fait d’envisager que son ordinateur ait pu être compromis constituait un affront personnel.

« Tu reviens d’un rassemblement de geeks barbus développeurs de logiciels libres, protestai-je. Il y a peut-être un pirate doué qui t’a fait une blague.

— Mon PC est sécurisé, répliqua-t-elle froidement. Par ailleurs, pour utiliser ma clé, en plus de se procurer le fichier, il faut un mot de passe que je suis la seule à connaître. Et ce n’est ni AZERTY, ni le nom de mon chat. Surtout que je n’ai pas de chat.

— D’accord, d’accord, concédai-je. On peut éliminer cette hypothèse. Tu as essayé de chercher la plaque d’immatriculation ? »

Sigkill secoua la tête, désolée de ne pas avoir fait quelque chose d’aussi simple.

« Je n’ai pas eu le temps », expliqua-t-elle.

Elle me reprit l’ordinateur et se mit à pianoter dessus à une vitesse impressionnante. J’utilise mes dix doigts pour taper et je ne suis pas lente, mais par rapport à mon amie, j’avais l’impression d’être une tortue.

« Tiens, c’est intéressant. »

Elle me montra une page Internet reproduisant un avis de recherche. Deux jours plus tôt, un certain Jean René avait disparu. Il sortait d’un bar et n’avait jamais atteint sa voiture, immatriculée 642-AKZ-59, garée à quelques mètres de là.

« La couleur n’est pas indiquée, constatai-je.

— Il y a un numéro où on peut appeler », fit Sigkill en sortant son téléphone portable.

J’aurais voulu lui faire remarquer que c’était un numéro pour donner des informations et pas pour vérifier si la couleur de la voiture permettait de résoudre un puzzle ; mais elle était déjà en train de discuter avec la mère du disparu.

« Elle était rouge, annonça-t-elle triomphalement après avoir raccroché.

— Autant pour ma théorie, alors. Les couleurs doivent avoir une autre signification.

— Je pense qu’on devrait aller jeter un coup d’œil sur place. On trouvera peut-être quelque chose. »

J’étais assez d’accord sur la pertinence de la chose, mais je ne voyais pas pourquoi elle avait besoin de moi pour ça.

« J’imagine que ça ne peut pas attendre la fin de mes cours ?

— T’es une fille de vingt ans ! répliqua Sigkill. T’es censée sauter sur le moindre prétexte pour sécher, pas vouloir faire ta sérieuse ! Ça, c’est quand t’as mon âge. »

Je lui jetai un regard dubitatif.

« Tu n’es pas vraiment plus vieille que moi.

— C’est parce que j’ai un look magnifiquement travaillé que ça ne se voit pas. Et puis, ce n’est pas juste une question d’âge. J’ai des responsabilités importantes dans une université de sorcellerie prestigieuse. »

Je restais sceptique.

« Tu es bibliothécaire.

— Exactement. J’ai en charge les livres les plus dangereux du pays. Ce n’est pas rien. »

La plupart des sorcières n’avaient pas vu d’un très bon œil la nomination d’une humaine « ordinaire » – pour autant qu’on puisse considérer Sigkill comme telle – mais elles avaient dû admettre que le système de classification instauré par mon amie et l’informatisation si décriée au départ permettaient effectivement de retrouver le livre qu’on cherchait sans avoir à passer la nuit sur place.

Elle avait également commencé à numériser les ouvrages, mais elle s’était rapidement rendu compte que scanner des grimoires dont les pages se tournent toutes seules ou dont les mots fuient lorsqu’on les regarde directement n’était pas une tâche évidente.

« Pourquoi tu as besoin de moi ? demandai-je. Je ne suis qu’une étudiante en mathématiques, et il me paraît évident que le message n’est pas codé avec une méthode computationnelle. »

Elle me regarda quelques secondes avec un air pensif.

« Il faut que quelqu’un soit avec moi. Sinon, les gens me regardent bizarrement quand je parle toute seule. »

•••

J’accompagnai donc Sigkill jusqu’au bar où le dénommé Jean René avait été vu pour la dernière fois. L’établissement n’ouvrait que deux heures plus tard, mais ce n’était pas suffisant pour refroidir mon amie.

« Le nombre 71 apparaît dans le message, expliqua-t-elle. C’est peut-être un numéro de rue.

— Ou pas », ne pus-je m’empêcher de répondre.

Tandis que nous avancions, je regardai distraitement la photo d’un chat noir que ses propriétaires avaient perdu.

« Tu penses que Morgue aime les chats ? demandai-je.

— Quoi ? s’étonna Sigkill.

— Ça va faire deux mois qu’on est ensemble. On pourrait prendre un chat en commun, comme symbole d’engagement. »

La hackeuse me jeta un regard navré.

« Merde, cette rue s’arrête au 69. Essayons la suivante. Et non, je ne pense pas qu’un chat soit une bonne idée de cadeau. C’est une vampire sociopathe. Elle le boufferait.

— Morgue n’est pas comme ça, protestai-je en suivant Kill. Regarde celui-ci. J’aimerais bien en avoir un comme lui. »

Le nouvel avis de recherche montrait cette fois un chat noir et blanc, avec une jolie tache et un petit air mignon.

« On enquête sur la disparition d’un type, fit Sigkill. Tu penses vraiment que c’est le moment de parler minous ?

— Tu te fous de la disparition de ce type comme de ta première recompilation de kernel. Tu veux juste résoudre une énigme. Et regarde-moi celui-là… »

Sigkill soupira, irritée.

« Cassie…

— Regarde ! protestai-je. Ce chat gris a disparu aussi. Le précédent était noir et blanc, et le premier tout noir. Noir et blanc, gris, noir : ça ne te dit rien ? »

Sigkill me regarda un moment avec un air pensif, puis se mit à sourire.

« Des chats ! s’exclama-t-elle. Oh, bien sûr, des chats ! »

Portée par son enthousiasme, elle m’embrassa, avant de se reprendre.

« Désolée, s’excusa-t-elle.

— Non, ça va. Mais je veux bien que tu m’expliques cette euphorie.

— Les chats ! Ils ne sont pas juste doux et mignons, ils sont sensibles aux perturbations magiques. Trois chats qui disparaissent, dans un espace-temps aussi réduit, ça ne peut pas être le fruit du hasard. Surtout que, comme tu l’as brillamment noté, les couleurs figurent dans le message. T’es un génie, Cassie. »

Je la regardai, surprise. Elle était vraiment excitée, au point de me complimenter. C’était assez rare.

« Il doit y avoir une sorte de distorsion dimensionnelle dans le coin. »

Je restai sceptique quelques secondes. Les vampires et les loups-garous faisaient partie de ma vie quotidienne et, si je continuais à trouver ça un peu étrange, je m’habituais doucement à la sorcellerie ; la notion de distorsion dimensionnelle, en dehors de discussions très théoriques en cours de physique, était en revanche une nouveauté.

« Ça a vraiment du sens, demandai-je, ou tu dis juste des mots qui sonnent bien ?

— Ça sonne bien, admit Sigkill. Mais ça expliquerait la disparition des chats.

— Et de Jean René, ajoutai-je.

— Oui, aussi, admit-elle. Il faut que je revienne avec du matériel. Je pourrai localiser le passage. »

Avec l’aide de Valérie, sa colocataire, Sigkill avait développé un tas de gadgets techno-magiques qui marchaient une fois sur deux – au mieux. C’était rigoureusement interdit, et la plupart des sorcières et autres mages condamnaient fermement ce genre d’expériences, mais, en bonne scientifique cinglée, Sigkill avait tendance à ne pas trop s’arrêter aux détails légaux ou éthiques.

« Il faudrait revenir de nuit, je pense, reprit-elle.

— Ce sera sans moi. J’ai rendez-vous avec Morgue, ce soir.

— Tu n’as qu’à l’amener. Ça te permettra de voir si elle aime les chats. »

chapitre 2

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Il ne faisait pas encore nuit lorsque j’entrai dans l’appartement de Morgue – elle m’avait donné un double des clés. Je m’attendais à ce qu’elle soit toujours endormie, mais elle était en train de jouer à la console.

De part et d’autre de l’écran géant, il y avait des affiches de films d’action remplies de nanas avec des gros flingues – dont pas moins de quatre posters d’Ellen Ripley. Le salon de Morgue faisait plus typiquement gouine que vampire.

« Salut, ma beauté mortelle », lança-t-elle en me voyant.

Ce soir-là, Morgue avait mis un débardeur sombre avec une croix inversée, et une longue jupe en cuir qu’elle ne porte pas souvent, préférant habituellement les pantalons. En l’occurrence, cela permettait de mettre en valeur ses bottes de combat montantes à lacets rouges.

« Coucou, Morgue. Tu progresses ?

— J’ai eu une nouvelle épée et j’ai passé deux niveaux. Tes cours se sont bien passés ? »

Je l’embrassai avant de lui répondre. Je ne voulais pas parler de la quête de Sigkill tout de suite.

« Ceux auxquels j’ai été, oui.

— T’as encore séché ? Vilaine, vilaine fille.

— Oui, fis-je en me collant contre elle. Je pense que je mérite d’être punie. »

Morgue sourit, dévoilant ses canines proéminentes, et approcha sa main de mon visage. Je vis ses ongles noirs s’allonger pour me caresser le cou.

J’attendis la fin de ma « punition » – qui se révéla loin d’être désagréable – avant de lui expliquer pourquoi Sigkill m’avait fait sortir de cours.

« Elle a reçu un message bizarre et part chercher un type qui a disparu ? résuma-t-elle.

— Et trois chats, ajoutai-je.

— Ça mérite d’annuler notre soirée en amoureuses, alors ? » railla-t-elle.

C’est le moment que choisit son portable pour sonner, avec la musique du générique de Buffy.

« Oui, Kill. Cassie m’a expliqué. D’accord. On se retrouve en bas de chez moi, d’ici une demi-heure ? On passera chercher des frites en chemin. Ouais. À plus. »

Elle raccrocha ensuite.

« On ferait mieux de l’accompagner. Ce n’est pas que ça m’enchante, mais je me sentirais coupable si elle se faisait tuer.

— Je croyais que tu te moquais du sort des pathétiques mortelles ?

— Kill n’est pas une simple mortelle, répliqua-t-elle en attrapant son sac à bandoulière. Pour ça, il faudrait déjà qu’elle ait une vie. »

•••

Nous descendîmes les six étages qui nous séparaient du rez-de-chaussée et nous retrouvâmes Sigkill qui nous attendait.

« Salut, Morgue, lança-t-elle en nous voyant. T’as sorti une jupe. »

La vampire jeta un air mauvais à son interlocutrice.

« Qu’est-ce que ça peut te foutre, la façon dont je m’habille ? »

Sigkill eut un petit sourire gêné.

« C’est juste que j’ai cru remarquer une certaine corrélation entre certaines choses.

— Quel genre de choses ? demanda Morgue en allumant une cigarette.

— T’as tendance à frapper plus de gens quand t’es en jupe, je ne sais pas si t’as déjà noté ? »

La vampire soupira, et partit en direction de la friterie. Sigkill et moi lui emboîtâmes le pas.

« Tu n’avais jamais fait attention ? me demanda-t-elle. C’est comme si elle devait compenser le léger surplus de féminité en étant encore plus agressive que d’habitude.

— Peut-être que c’est parce qu’on se prend plus de remarques reloues quand on est en jupe ?

— Peut-être, admit Sigkill. En tout cas, on est d’accord, il y a une corrélation. »

Quelques mètres devant nous, Morgue jeta sa cigarette, pourtant seulement à moitié consumée, et entra dans la friterie.

Lorsque nous la rejoignîmes, elle était déjà en train de commander des keftas crus et des frites.

« Vous savez, plaisanta le serveur, vous êtes ma seule cliente vampire.

— On est au vingt-et-unième siècle, répliqua-t-elle. Il faut bien s’intégrer à la société humaine. »

Je ne pus m’empêcher de sourire en l’entendant dire ça, tellement c’était éloigné de son mode de pensée.

« Hé, t’es un garçon ou une fille ? »

La remarque provenait d’une table à l’entrée, où trois jeunes hommes étaient assis. Je ne sais pas à laquelle d’entre nous elle était destinée : Sigkill était après tout on ne peut plus masculine, et je me faisais moi-même régulièrement traiter de travelo. Mais Morgue décida que c’était pour elle, et s’approcha d’eux à grands pas.

« Excusez-moi, demanda-t-elle en souriant, je n’ai pas pu bien entendre, j’étais en train de discuter. Vous pouvez répéter ? »

Sigkill tourna la tête pour regarder l’altercation. De mon côté, je connaissais déjà la suite et décidai par conséquent de passer ma commande.

« Je me demandais si t’es un gars ou une fille. Parce que tu ressembles à un gars, mais tu portes une… »

Le type n’eut pas le temps de terminer sa phrase, parce que Morgue avait resserré sa main sur sa gorge et l’empêchait de respirer. Ses deux amis se levèrent pour l’aider, mais un regard lourd de signification, les canines sorties au maximum, suffit à la vampire pour les en décourager.

« Salade, tomates, oignons ? demanda le serveur.

— Oui. Avec un coca, s’il vous plaît. »

Morgue approcha ses canines à deux centimètres de la jugulaire de l’importun.

« Tu sais, espèce de poche à sang géante, la question que t’as posée n’est vraiment pas polie. Ça fait un peu, genre, je veux savoir si t’es une proie potentielle. C’est comme si je te demandais de quel groupe sanguin tu es. Tu n’aimerais pas ça, hein ? »

Le type déglutit bruyamment, et je devinai que mon amie souriait.

« Vous savez quoi ? Je suis de bonne humeur. Alors vous allez partir gentiment avant que je réalise qu’il me manque du Ketchup pour mes frites. »

Les trois hommes déguerpirent, pendant que Sigkill me jetait un regard triomphant.

« Il y a définitivement une corrélation.

— Elle ne l’a pas frappé », protestai-je.

•••

Après avoir récupéré nos sandwiches et nos frites, nous nous dirigeâmes vers le quartier où l’homme et les trois chats avaient disparu. C’était à un quart d’heure à pied, et nous mangeâmes en marchant.

« Je pensais qu’une vampire comme toi ne buvait que du vrai sang, et que tu rejetais tout substitut ? demanda Sigkill sur le chemin.

— C’est des frites, répliqua Morgue. C’est pas un substitut.

— Je ne savais pas que vous pouviez les assimiler, reprit la hackeuse.

— C’est une question d’habitude. Honnêtement, je les digère mal, et ça ne calme pas ma soif de sang, mais quel est l’intérêt de vivre éternellement si tu dois te passer de frites ? »

Je souris. Morgue a un code moral vampirique bien à elle.

« C’est quoi, le plan ? demandai-je à Sigkill.

— Il faut repérer la distorsion dimensionnelle. J’ai amené mon amplificateur thaumaturgique, ça ne devrait pas être très compliqué.

— Et ça explique un nouveau mot dans ton message. Il n’y a plus que « 71 » et « Vénus » à comprendre. »

Morgue termina son dernier morceau de kefta et jeta le papier graisseux par terre, avant de me tendre son reste de frites.

« Ça pourrait être une porte dimensionnelle vers Vénus, suggéra-t-elle en allumant une cigarette. Et « 71 », c’est le nombre de secondes que vous aurez à vivre, vu le manque d’oxygène et la température.

— Et toi ? demanda Sigkill. En tant que vampire, tu pourrais survivre sur une autre planète ?

— Ça dépend s’il fait jour ou pas, je suppose.

— Je suis sûre que les vampires pourraient avoir un grand rôle à jouer dans la conquête spatiale, tu sais ? »

Elle disait cela sur un ton sérieux. Je m’étais souvent demandé à quoi aurait ressemblé le monde si Sigkill avait été à la tête d’un grand organisme de recherche, doté de quelques milliards et sans contrainte légale ou éthique.

•••

Arrivées au niveau des affiches signalant des disparitions de matous, Sigkill ouvrit sa sacoche et en tira son ordinateur portable, qu’elle alluma et posa par terre. Elle sortit ensuite un petit engin manifestement fait maison, vu les fils et les circuits électroniques apparents. Elle allait le connecter au port parallèle de son laptop lorsque je lui fis signe d’attendre.

« C’est encore un de tes gadgets qui explose quand on les branche ? demandai-je.

— Merci pour ta confiance, Cassandra. Pour ta gouverne, l’amplificateur thaumaturgique est fiable, je l’ai utilisé des dizaines de fois pour des mesures. On peut aussi s’en servir pour amplifier des sorts, mais je ne l’ai jamais testé dans cette configuration. Je ne suis pas sorcière, et Valérie n’était pas très chaude. »

Elle brancha son bidule qui, effectivement, n’explosa pas. Elle tapa ensuite quelques lignes de commande, et une sorte de radar s’afficha à l’écran.

« Et voilà. Bingo. »

Son programme montrait un point vert plus brillant que le reste, qui clignotait en haut à gauche.

« Ça doit être à cinquante mètres, expliqua-t-elle. Par là-bas. »

Sigkill se redressa et fit quelques pas, en tenant son ordinateur d’une main et l’amplificateur thaumaturgique de l’autre.

« Ce que j’aime avec tes inventions, railla Morgue, c’est que ça tient toujours dans la poche. »

Nous suivîmes Sigkill sur deux rues, tandis qu’elle regardait l’écran de son ordinateur. Nous arrivâmes devant un immeuble plutôt bourgeois qu’elle identifia comme l’emplacement de sa porte dimensionnelle, si c’était bien ce dont il s’agissait. Ce n’était toujours pas le numéro 71.

« Comment est-ce qu’on entre ? demandai-je.

— On pourrait sonner à un des appartements, suggéra Sigkill.

— On pourrait », admit Morgue.

Nonobstant, elle défonça la serrure d’un puissant coup de pied. La porte s’ouvrit avec un grincement.

« Alors, demanda-t-elle, qui est le crétin qui a ouvert un passage dimensionnel chez lui ? »

J’étais visiblement la seule à rester sceptique sur cette histoire de « distorsion dimensionnelle ».

« C’est en bas, indiqua Sigkill. À la cave, probablement.

— Par-là », indiquai-je en poussant une porte entrouverte.

Je m’engouffrai dans des escaliers étroits et mal éclairés, qui débouchaient sur un endroit exigu servant de local à poubelles. Il y avait aussi des portes, fermées à clé, qui donnaient sur les caves individuelles.

« C’est au fond, dit Sigkill. À gauche. »

Je m’arrêtai devant la dernière porte, et je sus que c’était la bonne : cette serrure-ci avait subi à peu près le même sort que celle de l’entrée de l’immeuble.

« Quelqu’un est déjà venu ici. »

Morgue me rejoignit et poussa prudemment la porte. À l’intérieur, il n’y avait rien. Pas de vortex ou de tourbillon ou de portail, dimensionnel ou pas. La pièce était complètement vide.

Elle faisait deux mètres sur deux, et elle était vraiment sombre – je veux dire, plus encore qu’une cave ordinaire. Déjà que les murs en brique rouge ne sont pas très lumineux à la base, si en plus on s’amuse à en peindre un des quatre en noir…

Sigkill entra à son tour, son ordinateur toujours à la main.

« Ça devrait être devant nous.

— Il n’y a rien », protestai-je.

Je crus un moment qu’il s’agissait de la fin de notre excursion, mais c’était compter sans la ténacité de mes amies.

« Regarde ça », fit Morgue en s’avançant vers le mur noir.

Je fronçai les sourcils, essayant désespérément de comprendre ce qu’elle me montrait.

« D’accord, quelqu’un a eu un drôle de goût en matière de peinture, mais…

— Ce n’est pas de la peinture. »

La vampire approcha sa main, un petit sourire aux lèvres.

« Tu devrais peut-être… » protesta Sigkill, mais c’était déjà trop tard.

La main de Morgue s’était enfoncée dans le mur.

« Oh, blimey, lâchai-je.

— Peut-être que tu avais raison, Kill, fit Morgue avec un sourire crispé. J’aurais peut-être dû. Parce que là, je n’arrive pas à la retirer. »

Je la vis essayer de forcer, mais rien n’y faisait : sa main restait coincée.

« C’est peut-être un passage à un seul sens, hasarda la hackeuse.

— Ben, j’imagine que je n’ai plus qu’à me couper le bras. Ou alors, on passe de l’autre côté. Vous en dites quoi, les filles ?

— Ta main repousserait si on te la coupait ? » demandai-je.

Morgue essaya de hausser les épaules, mais ce n’était pas évident avec sa main immobilisée.

« Au bout d’un certain temps, oui. Mais, d’une, ça me gonfle, et de deux, je ne vois pas l’intérêt de s’être emmerdées à faire tout ça si c’est pour en rester là. Qui m’aime me suive. »

Et sur ces mots, elle disparut dans ce que j’avais d’abord pris pour un mur noir et qui, au lieu de ça, était peut-être un trou noir. Sigkill rangea alors son ordinateur et son amplificateur thaumaturgique dans sa sacoche.

« Tu y vas aussi, je suppose ? demandai-je.

— Tu sais ce qu’on dit ? La curiosité a tué le chat. »

Et elle fonça à son tour à travers le passage. Quant à moi, je me considère comme plus prudente que ces deux énergumènes, mais je ne me voyais pas rester en plan, alors je traversai aussi, évidemment.

chapitre 3

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La lumière éclatante du Zippo de Morgue m’éblouit un instant avant de disparaître dans un claquement, remplacée par le bout rouge incandescent de sa cigarette.

« Hum, Morgue ? fis-je. On n’a pas toutes ta vision nocturne, tu sais ?

— Oh. Désolée. »

Elle ralluma son briquet, et j’aperçus Sigkill, qui avait rouvert sa sacoche. Autour de nous, je ne voyais pas grand-chose, mais ça ressemblait à un tunnel.

« Je crois que j’ai une lampe, dit la hackeuse. Ah ! La voilà. »

Une lumière légèrement bleutée se mit à éclairer l’endroit où nous nous trouvions. Il s’agissait bien d’un couloir, construit en pierre. Le tout devait faire autour de six mètres de diamètre.

« Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. Un tunnel de métro ?

— Je ne pense pas, répondit Sigkill. Ça a l’air ancien.

— Et on ne peut pas… revenir où on était ? Dans la cave ? »

Morgue regarda d’un côté du tunnel, puis de l’autre.

« Je ne vois pas de passage, en tout cas.

— Et toi qui es nyctalope, demandai-je, tu vois jusqu’où ça va ?

— Loin. Des deux côtés. Il doit y avoir au moins un kilomètre de galerie. Il y a une courbure, c’est peut-être circulaire.

— Comme un accélérateur de particules, suggéra Sigkill.

— Tu n’as pas dit que c’était ancien ? »

La hackeuse parut songeuse.

« Un ancien accélérateur de particules ?

— Il y a des ouvertures sur les parois, reprit Morgue. Il y en a une à trente mètres, par là. On devrait aller voir. »

J’étais toujours impressionnée par la vision nocturne de mon amie. Même avec la lampe de Sigkill, je n’arrivais pas à distinguer quoi que ce soit à plus de quinze mètres.

« Tu as une idée de ce que ça peut bien être ? » demandai-je à la vampire.

Morgue se retourna et inspira une bouffée de tabac, puis elle me regarda un moment, pensive, sa cigarette entre le pouce et l’index.

« Il y a des légendes qui parlent de cités vampiriques souterraines, mais je n’y crois pas trop. On n’a pas trop tendance à s’entendre entre nous.

— Peut-être que c’est pour ça que c’est désert ? suggéra Sigkill. Ils se sont tous entretués ? »

Nous entreprîmes d’explorer les lieux et, une vingtaine de mètres plus loin, nous atteignîmes effectivement deux ouvertures dans la roche, situées en face l’une de l’autre. Il s’agissait de renfoncements, au-dessus desquels était inscrit d’un côté « XXXI » et de l’autre « XXXII ». Chaque ouverture était bloquée par une solide porte en bois, avec des renforts métalliques.

On aurait eu du mal à les forcer, mais elles étaient ouvertes toutes les deux.

Je poussai la porte de droite – la numéro XXXI, tandis que Sigkill m’éclairait. La prudence aurait voulu que ce soit Morgue qui passe devant, vu qu’elle pouvait voir dans le noir et qu’elle était déjà morte, mais je n’avais pas envie de la laisser jouer la protectrice.

La pièce était vide et gigantesque : elle faisait bien dix mètres de large, avec un plafond de trois mètres de haut.

« Rien, dis-je.

— Vide aussi de l’autre côté », cria Morgue.

Je soupirai. Tout cela ne nous avançait pas.

« Donc, si je résume, on est dans un tunnel immense et vide, et on ne peut pas prendre le portail pour rentrer. Fantastique.

— Je pourrais regarder si je vois une autre distorsion dimensionnelle, suggéra Sigkill. Seulement, je préfère économiser la batterie de l’ordi, parce que je ne vois pas de prise.

— Et où est-ce qu’on est ? »

La hackeuse haussa les épaules, ce qui voulait sans doute dire qu’elle n’en savait rien.

« Je pense que c’est une sorte d’abri, suggéra Morgue.

— On devrait aller voir la porte 71, ajouta Sigkill. On ne sait toujours pas à quoi correspondait ce numéro dans le message.

— J’espère que ce coup-ci, ça sera le bon. »

•••

Il nous fallut vingt minutes pour arriver à la soixante-et-onzième porte. En chemin, nous n’aperçûmes aucun indice qui aurait pu nous indiquer où nous nous trouvions. La seule certitude, c’était que Morgue avait eu raison de penser que le tunnel suivait une forme de cercle.

« Voilà ! s’exclama Sigkill lorsqu’elle aperçut le renfoncement. On y arrive.

— S’il n’y a rien, ça va mal tourner, prévint Morgue. Il ne me reste plus que cinq clopes. »

Sur ces mots, elle s’en alluma une autre.

« Quatre, corrigea-t-elle. Attention ! »

J’aperçus un mouvement au niveau de la porte LXXI, une silhouette qui sortait de l’ouverture. Morgue avait déjà dégainé un pistolet de son manteau, mais je vis à son sourire qu’il n’y avait pas de menace.

« Val ! lâcha-t-elle en rangeant son arme. Qu’est-ce que tu branles ici ?

— Je pourrais vous retourner la question. »

Valérie s’approcha de nous. Elle portait un long manteau en faux cuir, un pantalon en vrai skaï, un magnifique corset et des grosses bottes à plate-forme – le tout en noir, évidemment.

« Kill a reçu un message qui nous a menées ici, expliqua la vampire. J’imagine que tu n’y es pas étrangère ?

— Quel message ?

— C’est pas toi qui l’as envoyé ?

— Non. »

Elle sembla interrogative un moment.

« Il y a un type qu’on m’a demandé de retrouver. Ce que j’ai fait.

— Jean René ? demandai-je.

— Ouais. Ce qu’il en reste. Il est mort. »

Je m’approchai de la porte LXXI et réalisai que, contrairement aux précédentes, celle-ci donnait accès à un nouveau tunnel, deux fois plus petit que le premier et avec une légère pente montante.

« D’accord, fis-je. Avant qu’on aille plus loin, j’ai une question : tu as une idée de comment rentrer chez nous ?

— Il y a d’autres portails dans le coin, mais ils ne sont pas très stables. Un peu plus loin, il y en a un qui mène au milieu de l’océan. Mauvaise idée.

— Tu peux savoir où mène ce genre de passage avant de le franchir ? » demandai-je.

Valérie leva les yeux au ciel, comme si je lui demandais si deux et deux faisaient bien quatre.

« Évidemment. Il faudrait être stupide et inconscient pour s’engager dans ce genre de portail sans savoir où il mène. »

Nous nous regardâmes, Sigkill, Morgue, et moi, un peu embarrassées. La sorcière lâcha un soupir en nous voyant.

« C’est ce que vous avez fait, hein ? demanda-t-elle. Morgue et Kill, ça ne m’étonne pas, mais toi, Cassie ? Je pensais que tu avais un peu plus de bon sens.

— On n’avait pas le choix, répliqua la vampire. La vie de trois chatons était en jeu. Tu les as vus ?

— C’est quoi, cette histoire de chatons ? »

•••

Nous avançâmes dans le deuxième tunnel, qui s’arrêtait après une ou deux centaines de mètres. Il faisait nuit dehors, alors il nous fallut faire quelques pas de plus pour voir un corps calciné, que je devinai être celui de Jean René.

« Dommage, râla Morgue. Il est trop cuit.

— Comment est-ce qu’il est mort ? demanda Sigkill.

— Brûlé par un dragon », expliqua Valérie.

Nous restâmes silencieuses quelques secondes, puis je me résignai à être celle qui poserait la question :

« Un quoi ?

— Un dragon. Ils ne peuvent pas exister dans notre monde, pas assez de magie pour eux. Ici, c’est différent. Les souterrains devaient être un abri pour s’en protéger.

— Mais on n’a vu personne.

— L’endroit est probablement abandonné depuis longtemps. Les gens ont dû fuir quand…

— Vous avez entendu ça ? » coupa Morgue.

Elle nous fit signe de nous taire, l’oreille aux aguets.

« C’était un miaulement ! s’exclama-t-elle. Il y a un chat à l’extérieur.

— Oui, admit Valérie, et des tas de dragons, aussi. Tu n’as pas suivi ? Ce type a essayé de mettre le nez dehors, et il a fini comme ça ! »

Elle désigna le cadavre qui se trouvait à nos pieds. La vampire le regarda d’un air dédaigneux.

« Le chat est encore en vie. Tiens-moi ça. J’y vais. »

Elle tendit son sac à Sigkill et se précipita vers la sortie du tunnel. Je m’apprêtai à m’élancer après elle, mais Valérie me retint.

« S’il te plaît, Cassie, ne rejoins pas l’équipe des personnes stupides et inconscientes. »

J’allais protester, mais elle avait raison. Seule, Morgue avait une chance, mais je ne pouvais que la ralentir ou la faire repérer.

La sorcière se tourna vers Sigkill.

« Bon, quel message t’as reçu, exactement ? »

Alors qu’elle lui récitait de mémoire le contenu du mail, je songeai aux armes que j’avais sur moi. Il y avait une petite clé à molette dans mon sac à main, fort utile pour repousser un macho trop entreprenant mais un peu légère face à un dragon. J’avais aussi dans mon manteau le révolver que Morgue m’avait offert quelques mois plus tôt.

Je regardai le sac noir que Morgue venait de confier à Sigkill, qui avait entrepris de raconter toute l’histoire en détail. Je lui pris des mains sans qu’elle ne résiste ni ne s’interrompe.

Je sais que ça ne se fait pas, de fouiller dans le sac de sa nana, mais au vu des circonstances, c’était probablement justifié. J’écartai son téléphone, un chargeur de pistolet et un tas de vieux papiers. Ma main se posa finalement sur un objet vaguement sphérique que je tirai du sac, en me demandant si c’était bien ce que je croyais.

J’avais, effectivement, une grenade entre les mains. Depuis combien de temps elle traînait là ? En tout cas, elle avait l’air d’avoir un certain âge.

« Fire in the hole ! » hurla Morgue en débarquant dans le tunnel à toute vitesse, un petit chat dans les bras.

Derrière elle, une grosse boule de flammes semblait se rapprocher à vive allure.

J’eus tout juste le temps de me jeter par terre, la grenade toujours à la main, tandis que Morgue atterrissait à quelques centimètres de moi, protégeant le chaton avec son corps. Je sentis une chaleur intense et je crus que j’allais mourir, mais les flammes refluèrent au bout de quelques secondes.

Le dragon se mit à hurler vers nous, sa bouche ouverte en grand à l’ouverture du tunnel. J’aurais dû être terrifiée et incapable de bouger, mais sur le moment, l’adrénaline fit son effet et je ne réfléchis pas.

Je me relevai, dégoupillai la grenade, et courus vers le dragon.

« Cassie ! Non ! » hurla Valérie.

C’était trop tard. J’avais déjà envoyé mon projectile vers la bouche du monstre, qui referma les dents dessus. Morgue m’attrapa par les épaules et me plaqua contre le sol.

Ensuite, la grenade fit exploser tout le gaz – ou quoi que ce soit – dans l’estomac du dragon, et j’entendis la déflagration la plus assourdissante de toute mon existence. Les flammes me léchèrent le corps, je sentis mes vêtements brûler, mon visage fut aspergé de sang et de morceaux de dragon, et je perdis connaissance.

chapitre 4

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Lorsque j’ouvris les yeux, le petit chat – celui qui était noir et blanc, notai-je – était en train de me lécher le visage. Je ne sais pas si c’était un signe d’affection ou s’il voulait goûter les restes du dragon.

Je relevai doucement la tête. Morgue s’était allumé une nouvelle cigarette et Sigkill était occupée à refaire son nœud de cravate. Valérie, elle, me regardait d’un air mauvais.

« Et dire que je ne voulais pas te ranger dans la catégorie « stupide et inconsciente », lâcha-t-elle.

— Désolée, fis-je en m’asseyant.

— Ne sois pas désolée, dit Morgue avec un sourire. C’était cool.

— Non, ça ne l’était pas ! protesta la sorcière. Elle aurait pu se tuer ! Nom de Dieu, elle aurait pu toutes nous tuer ! »

La vampire tira sur sa cigarette, peu convaincue par l’argument.

« En attendant, t’es en vie, elle est en vie, Sigkill est en vie, et je suis en non-vie. Le chat aussi va bien, même si je crains que les deux autres n’aient été bouffés. Bref, tout roule, et c’était classe. Il manquait juste une petite réplique qui tue pour que ce soit vraiment nickel, mais ce n’est pas toujours évident. »

Je tâchai de me relever malgré ma tête qui tournait encore un peu et le chat qui s’était déplacé sur mon ventre.

« J’y penserai à l’avenir. »

Valérie soupira. Manifestement, le coup du dragon, ça ne lui avait vraiment pas plu.

« Elle vient d’où, cette grenade ? demanda-t-elle à Morgue.

— Pourquoi tu me regardes ? Je n’en sais rien.

— Elle était dans ton sac, l’informai-je.

— Ah ? fit Morgue. Je devrais peut-être faire le tri plus souvent. »

La sorcière leva les yeux au ciel, mais préféra nous tourner le dos plutôt que de répondre quelque chose.

La colère de Valérie était-elle uniquement liée au fait qu’elle voulait me tenir à l’écart des actions violentes de mon amie ? Sa relation avec la vampire s’était terminée quand c’était devenu sérieux entre Morgue et moi. Elle m’avait assuré que ça ne lui posait aucun problème, mais dans ce genre de moment, j’en doutais.

« Écoute, repris-je, je suis désolée. Je n’aurais vraiment pas dû faire ça. C’était dangereux et idiot. Et puis les dragons sont sûrement une espèce protégée. »

Valérie haussa les épaules.

« D’accord. N’en parlons plus. Morgue, tu me passes une clope ? »

La vampire hésita : il ne lui en restait plus beaucoup. Mais la cohésion du petit groupe nécessitait bien un sacrifice, et elle lui tendit une cigarette.

« Bon, est-ce qu’on sait comment rentrer ? demandai-je.

— Il y a un passage qui nous permettrait de sortir à quelques centaines de mètres d’ici, répondit Valérie. Seulement, la sortie est sous l’eau, et je n’ai aucune idée de la profondeur. La bande de kamikazes que vous êtes va peut-être tenter le coup mais, sinon, je pourrais utiliser l’amplificateur thaumaturgique pour inverser le sens du portail qu’on a pris pour venir. »

Morgue fronça les sourcils.

« En clair, ça veut dire qu’on retourne au point de départ, expliqua la sorcière.

— D’accord, fis-je. Allons-y. »

J’avais l’impression de tenir debout. Vraiment. Je ne compris donc pas pourquoi, au lieu d’avancer, je titubai avant de m’écrouler par terre.

« Ça va ? demanda Morgue en m’aidant à m’asseoir.

— Ouais. Je crois que j’aurais juste besoin d’une petite pause. »

La vampire me tendit une de ses dernières cigarettes.

« C’est le genre de situation où ça fait du bien.

— Tu n’en as presque plus. Garde-la. »

Elle me gratifia d’un de ses sourires enjôleurs qui me rendaient amoureuse d’elle.

« Pour toi, je donnerais la dernière clope de mon paquet.

— T’es tellement romantique », railla Valérie.

Je mis la cigarette dans ma bouche et Morgue l’alluma avec son superbe Zippo, qu’elle referma dans un claquement. Je ne fumais que très occasionnellement, et je crois que c’était plus pour ce genre de geste que pour la nicotine.

« C’est pas tout ça, fit Sigkill, mais on ne sait toujours pas à quoi « Vénus » fait référence dans le message, ni qui l’a envoyé.

— La planète ? demanda Morgue. La déesse ? On s’en fout, non ? On sait comment rentrer, maintenant.

— La sorcière, peut-être ? » suggéra Valérie.

Pendant ce temps, j’étais en train de m’étouffer à cause de la cigarette.

« Il y a une sorcière qui s’appelle Vénus ? demandai-je d’une voix rauque.

— Ouais, répondit Sigkill. Elle était transsexuelle, et elle a été exclue de la Sororité à cause de ça.

— La Sororité ? C’est, genre, l’ordre des sorcières ? »

Valérie hocha la tête.

« La Sororité de Sorcellerie. Witchcraft Sisterhood, en anglais. Ça sonne mieux comme ça.

— Et elle n’accepte pas les transsexuelles ? demandai-je. Tu en fais partie, pourtant, non ? »

La sorcière me regarda sans comprendre.

« Oui, et ?

— Tu es bien transsexuelle, non ? »

Valérie se mit à sourire, comme si j’avais fait une blague.

« Oh, fit-elle. Non. Je ne suis pas transsexuelle. Je veux dire, je comprends qu’on puisse le penser : je suis grande et j’ai la classe ; mais je ne le suis pas. De toute façon, les choses ont changé depuis les années quatre-vingt. Il y a des sorcières trans, maintenant. »

J’inspirai une bouffée de tabac, un peu perdue par la discussion. J’avais toujours pensé que Valérie était trans ; du coup, je me sentais un peu trahie qu’elle ne m’ait pas démentie plus tôt. D’un autre côté, c’était dans l’autre sens qu’on était censé se sentir trahi, si on était normal.

À la réflexion, je crois que le choc de l’explosion, la descente d’adrénaline et la cigarette me faisaient un peu planer.

« Pourquoi elle n’a pas été réintégrée, alors ? demandai-je.

— Les choses ont changé depuis les années quatre-vingt, répéta Valérie. Il y a moins de tolérance à la magie noire, le fait de vendre son âme, ce genre de choses.

— Et toi, tu ne fais pas de magie noire ?

— Je fais surtout de la magie blanche, protesta-t-elle. Avec peut-être quelques taches noires, d’accord, mais c’est minoritaire. »

J’éclatai de rire, et tout le monde me regarda bizarrement, ce qui était d’autant plus impressionnant que j’étais assise et elles debout ; mais je n’en ris que plus fort.

« Tu fais de la magie dalmatienne ! » lançai-je à Valérie, et je me remis à rire.

Morgue me regarda tendrement.

« Tu devrais exploser des dragons plus souvent. Ça te met dans un état… Sinon, Val, qu’est que Vénus a à voir là-dedans ?

— Rien, sans doute, à part que c’était une sorcière qui voyageait pas mal dans d’autres dimensions. Selon certaines légendes, elle aurait même voyagé dans le temps pour se pousser elle- même à changer de sexe plus tôt. »

Sigkill jeta un regard vraiment bizarre à Valérie, puis elle arbora le genre de sourire dément qu’elle affectionnait quand elle avait ce qu’elle prenait pour une bonne idée.

« Oh, bien sûr ! s’exclama-t-elle soudain. On aurait dû y penser avant. Ça paraît tellement évident, maintenant !

— Et qu’est-ce qui est évident ? demanda patiemment Morgue.

— Réfléchissez. Qui m’a envoyé cet e-mail ? Un message chiffré avec ma propre clé, envoyé par mon ordinateur, et reçu sans réseau ? La seule possibilité, c’est qu’il ait été envoyé par moi, depuis mon propre ordinateur. Et comme je ne l’ai pas encore fait, ça veut dire que je vais le faire, qu’il vient du futur. Ah ! Je suis géniale !

— Et modeste », ajoutai-je.

J’inspirai une nouvelle bouffée de tabac, pour le style, et sans tousser cette fois. J’étais fière de moi.

« Le voyage dans le temps n’est pas possible », protesta Valérie.

J’étais heureuse de voir qu’il y avait encore quelqu’un pour se montrer sceptique face à toutes ces histoires à dormir debout. Moi, j’avais abandonné quand on était passées dans un autre monde et qu’on avait fait face à un dragon.

« Ce n’est pas prouvé, répliqua Sigkill. D’accord, c’est hautement théorique, mais il y a une hypothèse qui utilise le fait que le temps ne se déroule pas à la même vitesse dans les différentes dimensions. Ce qui pourrait impliquer que deux portails vers le même monde débouchent sur deux moments différents. »

Valérie sembla réfléchir. Je jetai un coup d’œil à Morgue, qui paraissait encore plus larguée que moi.

« Oui, admit la sorcière, mais il y a consensus sur le fait qu’utiliser un passage le resynchroniserait. Tu ne peux pas modifier le passé, parce qu’il y a des lois de causalité.

— Exact ! s’exclama Sigkill. Le complexe de Cassandre.

— Hein ? demandai-je.

— Pas toi, précisa-t-elle. D’après la légende, Cassandre pouvait voir le futur, mais on ne la croyait pas, et elle était donc incapable de le modifier.

— Je sais qui est Cassandre, répliquai-je avec un certain dédain. J’ai pris ce nom, je me suis renseignée. Par contre, je ne vois pas le rapport avec le voyage dans le temps.

— Du point de vue des lois de la physique, reprit Sigkill, voyager dans le temps ou voir le futur, ça revient au même. Sauf que là, ça ne s’applique pas : j’ai déjà reçu ce message. C’est un cas d’école de boucle de causalité respectant le principe d’auto-cohérence de Vonikov. »

Morgue sortit ses canines d’un air menaçant.

« OK, fit-elle. La prochaine qui sort un terme scientifique, je la bouffe. »

chapitre 5

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Ce qui ressortait de tout ce jargonnage scientifico-magique, dans des termes qui n’attiraient pas l’ire de Morgue, c’était qu’il fallait se rendre à l’emplacement du second portail qu’avait repéré Valérie pour envoyer le message que Sigkill recevrait alors quelques heures dans le passé.

« Franchement, je préférais quand t’as latté ce dragon », me confia la vampire, qui avait le chaton dans les bras.

Nous marchions derrière Sigkill et Valérie, qui étaient en train de discuter du processus à suivre et de parler sorcellerie et amplificateur thaumaturgique.

« C’était plus drôle que tout ce baratin, reprit Morgue.

— Tu crois que Valérie m’en veut encore ? demandai-je.

— Non, ça l’énerve sur le moment mais elle oublie vite. Crois-moi, j’ai de l’expérience dans le domaine. Tu peux attraper le chat ? »

Je pris le petit animal dans mes bras, pendant qu’elle allumait sa dernière cigarette et jetait le paquet vide avec un air anxieux.

« Je suppose que j’ai vraiment été idiote de balancer cette grenade », repris-je.

Morgue inspira une bouffée de tabac et secoua la tête.

« Je pense que t’as juste oublié l’espace d’un moment ton rôle de fille sage et normale. Et que dans ces moments, tu n’as plus aucun respect pour la vie du connard en face de toi, que tu te moques de savoir si tu vas survivre, et que tu te contentes d’exprimer ta colère et ta haine à l’état pur. Ce n’est pas idiot, c’est magnifique.

— Je pense que tu es biaisée.

— Moi, je pense que je suis amoureuse. »

Entre le chaton dans mes bras et ce que venait de dire Morgue, j’estimai qu’il s’agissait du bon moment pour lui poser la question qui me trottait dans la tête.

« Tu sais, me lançai-je, vu que notre relation me paraît sérieuse…

— Oui, acquiesça-t-elle sur un ton grave.

— Je me demandais, peut-être qu’on pourrait prendre un chat ? »

Elle s’immobilisa et me regarda avec une expression indéchiffrable. J’avais peut-être fait une bourde.

« Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais », lâcha-t-elle finalement.

Sigkill et Valérie étaient maintenant loin devant nous, dans cette espèce de tunnel d’autant plus obscur que c’était la hackeuse qui avait la seule lampe. La lumière incandescente de la cigarette sur laquelle tirait Morgue ne m’apparut donc que plus vive.

« Tu t’attendais à quoi ? osai-je finalement demander.

— Je pensais que tu allais me parler de, tu sais ? commença-t-elle sur un ton hésitant.

— Je sais quoi ?

— De Transformation.

— Pour être franche, répondis-je après un temps, je ne te dirais pas que je ne pense jamais à la chirurgie, mais je ne crois pas que ce soit à l’ordre du jour pour un futur proche. »

Peut-être que si j’avais été dotée de vision nocturne, j’aurais pu réaliser qu’elle était aussi perplexe que moi.

« Je ne parlais pas de ce genre de transformation, expliqua-t-elle.

— Oh », me contentai-je de faire, réalisant ce qu’elle voulait dire.

J’imagine que c’était la discussion sur l’inclusion des transsexuelles chez les sorcières qui m’avait induite en erreur.

« Je pense qu’aucune chirurgie n’est à l’ordre du jour pour un futur proche, ajoutai-je. Et ça inclut celle qui se pratique à base de canines.

— D’accord, fit Morgue, manifestement embarrassée de m’avoir posé cette question.

— Je veux dire, je ne crois pas que je sois prête. Pas encore.

— Pas de problème. Un chat, c’est cool aussi. »

•••

Lorsque nous les rejoignîmes, Valérie et Sigkill avaient déjà allumé l’ordinateur portable et raccordé l’amplificateur thaumaturgique. À quelques mètres d’elles, il y avait une porte similaire à celle qu’on avait trouvée dans la cave de l’immeuble, sauf qu’il n’y avait qu’un demi-cercle d’obscurité totale cette fois.

« Vous en avez pour longtemps ? » demanda Morgue.

Elle avait terminé sa dernière cigarette. Je ne sais pas si les vampires sont vraiment censés ressentir le manque de nicotine, ou si c’était juste mon amie qui avait réussi à y adapter son corps mort, comme avec les frites.

« C’est assez délicat, commença Sigkill. Il faut faire passer le message de l’ordinateur à lui-même, sauf que ça nécessite une sorte de transfert thaumaturgique pour altérer son champ morphique et… »

La vampire leva la main pour lui faire signe de se taire et la hackeuse, contrairement à son habitude, s’arrêta sur le champ. Même une handicapée sociale comme elle devait se rendre compte qu’il ne fallait pas contrarier Morgue quand elle n’avait plus de clopes.

« Je ne veux pas de baratin, seulement savoir combien de temps il vous faut.

— Deux ou trois minutes, expliqua Valérie. Sigkill doit régler son machin et après il faut que je fasse un truc. »

Morgue fit un sourire radieux à la sorcière.

« Je préfère tes explications à toi. »

Valérie lui rendit son sourire, tandis que j’essayais de capter son regard.

« Je crois qu’il faudrait que je te parle, deux minutes », dis-je.

Nous nous écartâmes un peu, même si ce n’était sans doute pas très utile : Morgue nous entendait probablement aussi bien où nous étions, et Sigkill était de toute façon trop concentrée sur sa tâche pour faire attention à nous.

« D’accord, lâcha-t-elle d’emblée. Je suis désolée. J’ai réagi de façon un peu sèche pour le dragon. Tu ne méritais pas ça. »

Je restai silencieuse un moment. Ce n’était pas ce dont je voulais lui parler, mais c’était peut-être l’occasion pour que Valérie me dise d’autres choses. Cependant, voyant qu’elle ne continuait pas, je me décidai à ouvrir la bouche.

« C’est à propos de cette histoire de boucle de causalité.

— Ouais, fit simplement Valérie.

— Ça ne tient pas debout. D’un point de vue théorique, je veux bien : Kill s’envoie un message qu’elle a déjà reçu, d’accord, mais pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’elle en a reçu un à la base ? »

La sorcière me regarda avec un petit sourire.

« T’es intelligente. Je suis sûre que t’as une idée.

— Oui, admis-je. On est venues ici à cause de ce courrier. Et je ne vois que deux personnes à qui ça profite : le chat que Morgue a sauvé, et toi, qui avais besoin d’un amplificateur thaumaturgique pour rentrer. »

Valérie passa sa main dans ses longs cheveux noirs. Elle semblait songeuse.

« Je ne pense pas que ce soit le chat, lâcha-t-elle.

— C’est toi qui as fait ça ? demandai-je.

— Je n’en sais rien. Je n’ai rien fait volontairement, mais le problème de la magie noire, c’est qu’on ne contrôle pas toujours tout.

— Je pensais que tu faisais principalement de la magie blanche ?

— J’ai peut-être un peu exagéré en disant « principalement ». Surtout que je prends du sang de vampire : ça n’a pas d’effet sur les nats, mais la Déesse sait comment cela peut interagir avec la sorcellerie. Et il y a cet anneau… »

Elle sortit une petite bague argentée de la poche de son manteau et me la montra. Elle me semblait plutôt ordinaire, mais je n’étais pas calée en magie.

« C’est quoi ? demandai-je.

— Je ne sais pas exactement. Jean René l’a volé à l’Université de Sorcellerie, et ça avait assez de valeur pour qu’on me demande de le retrouver. Je pense que c’est à cause de ça qu’un passage s’est ouvert vers cette dimension. Peut-être que ça peut jouer sur le temps aussi. »

Valérie avait beau sembler inquiète, je me remis à sourire.

« Donc, demandai-je, tu as inconsciemment déclenché une sorte de boucle qui pourrait entraîner une déchirure dans le tissu spatio-temporel, et tu viens me gonfler pour un petit dragon de rien du tout ?

— Je crois que c’est prêt ! » annonça Sigkill.

J’échangeai un regard avec la sorcière, et nous rejoignîmes la geek et la vampire. La première était toujours en train de pianoter sur son ordinateur, et la seconde s’était assise pour faire un câlin au chaton, qu’elle tenait un peu trop près de sa bouche.

« Tu n’es pas en train de lui sucer le sang ? demandai-je.

— Non », nia Morgue en repoussant le félin d’un air coupable.

Peut-être que prendre un chat à deux n’était pas une bonne idée, finalement.

« D’accord, fit Valérie. On y va. »

Elle commença par dessiner à la craie un pentacle sur le sol, puis elle posa l’ordinateur portable au milieu et se tourna vers Morgue.

« Il me faudrait quelques gouttes de sang de vampire, aussi.

— C’est ça. Une clope par-ci, du sang par-là… Je ne suis pas un bar-tabac, tu sais ?

— Tais-toi et saigne », répliqua la sorcière en lui tendant une bouteille vide en plastique.

Morgue se mordit le poignet puis essaya tant bien que mal de viser le goulot.

« Vous savez, commença Sigkill, je me demande ce qu’il se passerait si on n’envoyait pas ce message. Ça devrait créer un paradoxe temporel, et je suis sûre qu’en étudiant les conséquences on pourrait apprendre des choses intéressantes.

— Brillante idée, soupira Valérie. Cassie a déjà explosé un dragon, tu pourrais exploser l’univers en plus, juste par curiosité scientifique. Je pense que ça suffit, Morgue. »

La vampire écarta son poignet sanguinolent de la bouteille, qui n’avait vraiment rien des calices gothiques que j’avais imaginés pour les sorts. Valérie ferma les yeux et se mit à réciter quelque chose en latin – ou peut-être était-ce une autre langue morte –, et je sentis la température de la pièce chuter de quelques degrés.

« Kill, tu peux envoyer le message », annonça-t-elle, les yeux toujours fermés.

La hackeuse tapa un raccourci clavier pour envoyer l’e-mail qu’elle avait reçu quelques heures plus tôt. J’avais eu le temps de vérifier qu’elle n’en avait pas modifié le contenu à des fins expérimentales.

« Et… shazaam ! » fit Valérie en répandant le sang que contenait la bouteille sur l’ordinateur.

Je vis une expression d’horreur pure sur le visage de Sigkill, qui se précipita sur son laptop.

« Bordel ! Mais qu’est-ce qui t’as pris ? Ça ne va pas ?

— C’était pour achever le sort, expliqua Valérie, un sourire sadique sur les lèvres.

— Mon pauvre bébé, reprit Sigkill. Qu’est-ce que la vilaine sorcière t’a fait ? »

La hackeuse essayait frénétiquement de nettoyer son ordinateur avec les manches de sa chemise. Tâche d’autant plus difficile que le chaton s’était approché avec un air gourmand.

« Tu crois qu’un chat peut se transformer en vampire ? demandai-je à Morgue tandis que le minou léchait les quelques gouttes tombées par terre.

— Non. Je crois qu’il n’y a bien que les humains qui sont assez débiles pour vouloir revenir dans ce monde de merde après leur mort. »

chapitre 6

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Une fois que Sigkill eut nettoyé son ordinateur et vérifié qu’il fonctionnait toujours, nous repartîmes en sens inverse. Le trajet fut long et passablement désagréable, entre une hackeuse énervée et une vampire en manque de nicotine. Seule Valérie était d’humeur plus joyeuse, et c’est surtout avec elle que j’échangeai.

« Je ne t’en veux pas, tu sais ? m’expliqua-t-elle. J’imagine que… je dois être un peu jalouse.

— Je suis désolée.

— Arrête, ce n’est pas ta faute. Mais c’est bizarre de voir que Morgue a plus de facilité à partager certaines choses avec toi qu’avec moi, alors que t’es encore plus une pathétique mortelle que moi. Sans vouloir t’offenser. »

Je souris. Si l’expression « pathétique mortelle » m’avait offensée, j’aurais eu du mal à sortir avec Morgue.

« J’aurais eu moins de mal à l’accepter si tu étais une vampire, je suppose, reprit Valérie.

— Je ne sais pas, répliquai-je. Peut-être que c’est parce qu’elle estime que tu connais déjà tout ce que tu dois savoir en termes de surnats, alors qu’elle a besoin de m’expliquer des trucs. »

Mais je n’en étais pas convaincue moi-même. On sortait ensemble, d’accord, et on s’entendait bien, évidemment, mais il y avait tellement de choses qu’elle ne me disait pas.

« Non, fit la sorcière en secouant la tête. C’est gentil d’essayer de me rassurer, mais je ne pense pas que ce soit ça. »

Elle me regarda avec une mine complice, puis reprit à voix basse :

« Je crois que Morgue ne te considère pas vraiment comme une humaine. Et je ne sais pas trop si je devrais être jalouse, ou plutôt inquiète. »

•••

Lorsque nous arrivâmes enfin à notre point de départ, Sigkill avait arrêté de ronchonner à propos de son ordinateur. Morgue, de son côté, avait arrêté de râler sur le fait que les idées débiles d’une nerd qui n’avait pas de vie – c’était ses mots à elle – la forçaient à passer une demi-heure sans fumer, et s’était mise à parler au chaton. Je n’étais pas certaine que cela soit bon signe.

« C’est ici, expliqua Valérie. Je peux le sentir.

— Qu’est-ce qu’on fait ? » demandai-je.

La sorcière jeta un coup d’œil à Morgue, craignant sans doute que des mots trop compliqués ne l’énervent ; mais celle-ci était occupée à expliquer au minou qu’il ne devait pas s’inquiéter, car elle ne mangeait que les humains.

« Le passage qu’on a pris à l’aller est à sens unique, donc on ne peut pas rentrer en l’état. Je pense, même si c’est accorder beaucoup de confiance aux bidouilles de Kill…

— Hey ! protesta la hackeuse. Mon amplificateur thaumaturgique est fiable !

— Je pense qu’avec ça, je peux réussir à rendre le passage…

— À double sens ? » complétai-je.

Valérie me fit un petit sourire, pendant que Sigkill allumait son ordinateur portable.

« À double sens, oui, admit la sorcière.

— Je préfère dire qu’on va inverser la polarité », ajouta Sigkill.

Valérie fronça les sourcils et se tourna vers elle.

« Sauf que ce n’est pas ce qu’on va faire.

— Non, mais ça sonne mieux.

— Mais pourquoi est-ce qu’on ne voit pas le portail ? demandai-je. Je veux dire, la lumière provenant de la cave qui est de l’autre côté devrait passer, non ?

— Les photons n’ont pas de masse, expliqua distraitement Sigkill tout en pianotant sur son clavier. Je pense que c’est pour ça. Tu vas encore asperger mon ordi, Val ?

— Pas cette fois. Je ne lance pas de sort sur ton portable, ce coup-ci. »

Sigkill se remit à pianoter quelques secondes, puis se tourna vers Valérie.

« Je pense que c’est prêt. »

Pendant qu’elles terminaient leurs préparatifs, je me dirigeai vers Morgue, agenouillée près du minet.

« Tu as vraiment un bon feeling avec les chats, plaisantai-je.

— Ou peut-être un salement mauvais avec les humains. »

Elle souriait légèrement, mais je ne savais pas trop comment l’interpréter.

« C’est juste que tu es en manque de tabac, ou tu as quelque chose en tête ?

— Non, répondit-elle en se relevant. Rien de sérieux. Je me disais qu’on n’était peut-être pas obligées de rendre ce chat. Je crois qu’il m’aime bien. »

J’esquissai un sourire.

« Tu sais, avouai-je, je ne m’étais pas attendue à ce que ce genre d’animal te plaise autant. »

Elle me rendit mon sourire, mais avec le sien, on voyait plus les canines.

« Bien sûr que j’aime les chats. Des saletés de chasseurs impitoyables et amoraux à qui on passe tout parce qu’ils sont mignons. Je peux m’entendre avec ces bêtes-là.

— Je comprends mieux, maintenant.

— Tu crois que Valérie a raison ? demanda-t-elle soudainement. Que j’ai une sorte de mauvaise influence sur toi ?

— Oh, oui, répondis-je sans hésiter. Définitivement. »

Après quoi, je l’embrassai sur la bouche, puis commençai à lui mordiller le cou.

« Hey, Morgue, lança Sigkill, pour qui l’expression « moment inapproprié » était un concept flou. On a besoin de toi. »

La vampire lui montra ses crocs, mais s’approcha tout de même de Valérie.

« Qu’est-ce que je dois faire ? demanda-t-elle.

— Juste lancer la ligne de commande quand je te le dirai.

— Pourquoi pas Sigkill ?

— Pour ouvrir un passage dans ce sens, je dois faire un sort qui demande pas mal d’énergie. Normalement, tout devrait bien se passer, mais si ça fait « boum »…

— J’ai compris, soupira Morgue. Je suis déjà morte. »

Elle s’accroupit devant l’ordinateur, et j’aperçus le chat qui venait la rejoindre pour se frotter à elle. Il avait effectivement l’air de l’apprécier.

Valérie nous fit signe de nous écarter, et j’obéis. Sigkill, elle, avait plus de mal.

« Je préférerais vraiment que mon ordinateur ne fasse pas « boum », tu sais ? » prévint-elle avant de venir me rejoindre à bonne distance.

La sorcière se mit à genoux puis écarta les bras pour réciter une incantation en latin, et je sentis à nouveau la température descendre de quelques degrés.

« Maintenant ! » ordonna-t-elle à la vampire.

Morgue appuya sur la touche entrée, déclenchant la fonction qui commandait l’amplificateur thaumaturgique. La température descendit encore, et les cheveux de Valérie se mirent à s’agiter, comme sous l’effet du vent. Je sentis aussi mes poils – enfin, les quelques poils que je n’épilais pas – se hérisser.

« Morgue ? demanda Valérie sur un ton calme.

— Oui ?

— Attrape le chat ! »

La sorcière fit un bond acrobatique en arrière et se jeta par terre, Morgue prit le minou dans ses bras et le protégea du mieux qu’elle pouvait, et l’amplificateur thaumaturgique explosa.

chapitre 7

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C’était un peu surréaliste. Sigkill regardait son ordinateur, hébétée – s’il avait survécu à quelques taches de sang, il était peu probable qu’il fonctionne encore après cette explosion. Morgue, après avoir vérifié que le chat allait bien, râlait sur son blouson en cuir qui était foutu, et semblait beaucoup moins incommodée par la moitié brûlée de son visage – la peau de vampire se régénère, pas le cuir. Valérie, elle, était agenouillée et examinait ses longs cheveux, l’air blasée.

Et personne à part moi ne semblait avoir remarqué que, juste devant nous, se trouvait maintenant la cave de Jean René. Du moins, elle occupait une grande partie de l’énorme tunnel, mais je pouvais voir qu’il se poursuivait sur les côtés.

« Ça a marché, murmurai-je.

— Oui, admit Valérie en se tournant vers moi, mais j’ai peur d’avoir atteint les limites de l’amplificateur thaumaturgique. »

Je ne pus m’empêcher de dévisager la sorcière. Quelques minutes plus tôt, ses cheveux étaient entièrement noirs, alors comment pouvait-elle avoir autant de mèches blanches ou grises à présent ?

« C’est l’inconvénient de la magie noire, expliqua-t-elle en voyant mon regard. On en paye le prix. Pour de la magie noire, c’est ironique que ce soit des cheveux blancs. Bah, je me les teins, de toute façon.

— Est-ce que ça va ? demandai-je.

— Je suis un peu fatiguée, mais c’est normal. »

Je m’approchai d’elle et l’aidai à se relever. Elle avait du mal à tenir debout sans assistance, et cela m’inquiétait un peu.

« Bon, fit Morgue en se levant à son tour, le chat toujours dans les bras. On dirait qu’on peut rentrer chez nous. Je vais trouver des clopes. »

Elle s’élança vers la cave, et traversa la porte dimensionnelle sans souci. À présent que le passage était « à double sens », on ne voyait même plus vraiment qu’il s’agissait de deux mondes différents ; ça donnait juste l’impression que quelqu’un avait déplacé l’intérieur de la cave dans le tunnel.

Morgue ouvrit la porte et disparut, nous laissant en plan toutes les trois. Je jetai un coup d’œil à Sigkill, qui ramassait les composants éparpillés de son amplificateur thaumaturgique.

« Ça va ? lui demandai-je.

— Je suis toujours un peu déçue de voir mon matériel exploser, mais, woaw, t’as vu ça ? Ça marche, Cassie. Ça me donne des idées pour un nouveau prototype, à base de… »

Contrairement à celles de Morgue, mes canines n’étaient pas surdimensionnées, et je ne pouvais pas les faire sortir ; mais cela ne m’empêcha pas de les montrer à la hackeuse.

« Tu m’expliqueras ça plus tard. Fichons le camp d’ici. »

Sigkill râla un peu sur le manque d’intérêt que nous lui portions, mais elle termina tout de même de rassembler ses affaires et nous pûmes enfin traverser les quelques mètres qui nous séparaient de cette bonne vieille planète Terre.

•••

En sortant de la cave, je compris immédiatement qu’il y avait un problème. Il n’y avait pas grand mérite à cela : Morgue était assise par terre et se tenait la tête entre les mains en gémissant de douleur.

Un peu plus loin, trois hommes bloquaient complètement le passage du minuscule couloir qui menait aux escaliers. Le premier faisait ma taille, portait la barbiche et les cheveux longs, et semblait terriblement concentré. Les yeux fermés, il murmurait quelque chose. Le second était un colosse, un peu plus grand que Valérie et surtout deux fois plus large. Le crâne rasé et une cicatrice sur la lèvre achevaient de lui donner un air peu commode. Quant au troisième, un petit blondinet tout vêtu de noir, il nous menaçait avec un pistolet électrique.

« Bonsoir, Mesdemoiselles, lança ce dernier avec un petit sourire. Jean n’est pas avec vous ?

— Qui c’est, ces clowns ? demandai-je à Valérie.

— Je dirais la Confrérie de Lumière. Un groupe de mages qui cherchent à obtenir plus de pouvoirs et convoitent la breloque que je t’ai montrée tout à l’heure.

— Correct, admit le blondinet en faisant un geste avec son arme. Où est Jean ?

— Votre ami a joué avec le feu, répondit la sorcière. Il est mort, brûlé par un dragon. »

L’homme haussa les épaules, manifestement peu ébranlé par le décès de son compère. Les deux autres ne bronchèrent pas.

« Ça fera un crétin de moins à payer. Écoutez, je tiens à vous remercier d’être allées chercher l’anneau à notre place, mais maintenant, il va falloir nous le rendre.

— Il n’est pas à vous, protesta Valérie. Il appartient à la Sororité. »

Le blondinet eut un rictus mauvais.

« Il y a deux options. Soit vous me le donnez gentiment, soit je viens le chercher sur vos cadavres. »

D’un geste vif, j’attrapai le révolver dans mon manteau et le braquai sur notre interlocuteur.

« Oh, soupira Valérie avec un ton réprobateur. Un cadeau de Morgue, je parie ? Toujours tout vouloir résoudre par la violence…

— Levez les mains ! » ordonnai-je en l’ignorant.

Le géant grogna et le type blond secoua la tête avec un sourire. De son côté, le troisième larron restait les yeux fermés, à marmonner dans sa barbe. Je n’aimais pas ce genre de réactions.

« Les armes à feu ne vous serviront à rien, j’en ai peur. Un simple petit sort qui empêche la poudre de s’enflammer, voyez-vous ? »

J’appuyai sur la détente, juste pour vérifier, espérant lui rabattre son caquet s’il bluffait. Mais il n’y eut qu’un petit « clic » frustrant.

« Un autre sort pour votre vampire, ajouta-t-il en montrant du menton le type qui parlait tout bas. Et n’espérez pas vous servir de magie contre moi, Valérie. N’y pensez même pas. »

La sorcière soupira de plus belle. Elle ne semblait pas avoir envisagé cette possibilité, et pour cause : son sort précédent l’avait épuisée.

« Alors, reprit-il en nous regardant tour à tour, à moins que vous n’estimiez qu’une nerd et deux travelos puissent venir à bout de Sigmund et de mon Taser, je vous suggère de me donner l’anneau. »

Je baissai mon arme. Valérie semblait prête à céder.

« Personne ne me traite de travelo », répondis-je néanmoins.

J’envoyai mon révolver au colosse – que je présumais être Sigmund – et me précipitai en avant tandis qu’il levait les mains pour l’attraper. Le blondinet me visa avec son pistolet électrique, mais la fléchette passa à un bon mètre de moi, et j’avais déjà attrapé la clé à molette dans mon sac à main.

Je n’avais aucune chance contre le géant, mais ce n’était pas lui que je visais ; à la place, j’abattis de toutes mes forces mon arme sur le crâne du type qui avait les yeux fermés, et il s’écroula par terre. J’eus le temps de frapper une nouvelle fois, et je sentis son sang éclabousser mon visage, avant que Sigmund ne m’attrape et ne me projette contre un mur.

J’en eus le souffle coupé, et je vis son poing qui s’apprêtait à me refaire le portrait. Je faisais moins la maligne, maintenant : il y a une marge entre attaquer par surprise un type occupé à autre chose et affronter quelqu’un qui fait deux fois votre poids et deux têtes de plus que vous. Je me contentai donc de fermer les yeux, et d’attendre le coup.

Qui ne vint pas ; lorsque je rouvris les paupières, Sigmund n’était plus là et Morgue l’avait remplacé, un sourire sur le visage et du sang sur les vêtements. Elle me regarda tendrement puis s’attaqua au blondinet, qui s’écroula à mes pieds quelques instants plus tard, égorgé par les griffes noires monumentales de Morgue.

À quelques mètres de là, Valérie n’avait pas bougé et regardait le spectacle, horrifiée. Sigkill, elle, semblait hésitante. Elle se décida finalement à s’approcher de la dernière victime de Morgue et lui décocha un coup de pied dans le ventre.

« Et personne ne me traite de nerd, connard. Je suis une putain de hackeuse. »

•••

Une fois tous nos ennemis achevés, Morgue lécha d’un geste sensuel le sang qui ornait ses griffes, puis elles se rétractèrent pour redevenir des ongles presque ordinaires. Je regardai ma clé à molette pleine de sang et décidai de passer un coup de langue dessus pour l’imiter.

La vampire me fit un grand sourire, mais je perçus le regard de Valérie.

Morgue a plus de facilité à partager certaines choses avec toi qu’avec moi.

Je crois que Morgue ne te considère pas vraiment comme une humaine.

Un peu honteuse, j’essuyai distraitement l’outil contre ma jupe et le rangeai dans mon sac à main. Pendant ce temps, Morgue retournait les trois cadavres et leur faisait les poches.

L’air blasée, Valérie sortit de son manteau deux anneaux rigoureusement identiques.

« Quand je pense que je m’étais emmerdée à apporter une copie conforme, râla-t-elle. Justement pour pouvoir me sortir de ce genre de situation par la ruse plutôt que par la violence.

— Mais je n’aurais pas trouvé ça », répliqua Morgue en sortant, triomphalement, un paquet de cigarettes à moitié plein du manteau de Sigmund.

Elle s’en alluma une immédiatement, pendant que Sigkill regardait les cadavres.

« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-elle. Il faut planquer les corps, non ?

— Ce serait compliqué, répliqua Valérie, s’il n’y avait pas un portail vers un autre monde à deux pas d’ici. »

épilogue

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Je me réveillai vers vingt-et-une heures, dans le lit en forme de cercueil de Morgue. La journée avait été longue, surtout après la nuit précédente où je n’avais pour ainsi dire pas dormi.

J’avais d’abord rapporté le chaton à son propriétaire légitime. J’avais eu peur que Morgue ne veuille plus le rendre, mais elle s’était subitement désintéressée de l’animal en voyant les poils blancs qu’il avait laissé sur ses beaux vêtements sombres, et m’avait fait promettre que si nous adoptions un chat, il serait intégralement noir.

Après quoi, j’étais allée en cours, où j’avais eu du mal à ne pas m’assoupir. Un professeur l’avait bien remarqué et m’avait demandé ce que j’avais fait la veille ; je n’avais pas osé répondre.

Sigkill était venue me voir à la pause de midi, et m’avait longuement parlé des enseignements scientifico-thaumaturgiques de notre excursion. Elle s’était plainte de ne pas pouvoir publier ses travaux dans des revues scientifiques de renom, maudissant les obscurantistes opposés à l’union entre magie et technologie. Plus important à mon goût, elle m’avait aussi appris que Valérie allait bien et qu’elle s’était fait une nouvelle teinture – toujours noir corbeau, évidemment.

En rentrant chez Morgue en fin d’après-midi, je m’étais allongée à côté d’elle. Je n’avais pas prévu de m’endormir, mais quand je rouvrai les yeux, il était vingt-et-une heures.

Je n’eus pas le temps de me lever, car Morgue entra dans la chambre, une assiette à la main et une cigarette à la bouche. Elle ne portait qu’un tee-shirt noir et une culotte au motif camouflage, et j’en conclus qu’elle n’avait pas prévu de sortir cette nuit-là. Cela m’arrangeait.

« T’es réveillée ? me demanda-t-elle avec un sourire. Je t’ai fait à manger. »

Je me redressai légèrement et j’attrapai l’assiette – du gratin dauphinois.

« Merci », ronronnai-je.

Elle s’assit à côté de moi pour me regarder manger : si elle avait réussi à habituer son corps aux frites, cela ne semblait pas s’étendre aux autres plats à base de pommes de terre.

« Comment s’est passée ta journée ? demanda-t-elle.

— Chiante. »

J’avalai encore quelques fourchettes silencieusement, puis je me résolus à lui poser la question que j’avais eue en tête pendant une partie de la journée.

« Tu as entendu, quand Valérie et moi discutions ? demandai-je.

— Quand tu la soupçonnais d’avoir déclenché cette histoire de voyage dans le temps ? J’ai entendu, mais je n’ai pas suivi. Trop de mots compliqués. »

Je secouai la tête, et elle me regarda avec un petit sourire.

« Ou alors quand vous parliez de moi ? »

Je me disais bien qu’avec son ouïe vampirique, il y avait des chances qu’elle nous ait entendues.

« Valérie trouvait que tu partageais plus de choses avec moi qu’avec elle.

— On ne partage pas les mêmes choses avec différentes personnes. Ça t’arrive de parler informatique ou mathématiques avec Kill, et pas avec moi, je ne suis pas jalouse d’elle pour autant. »

Je hochai la tête. La réponse de Morgue me semblait tout à la fois pleine de sens et une belle façon d’éviter le sujet.

« Elle pense que tu ne me considères pas vraiment comme une humaine. »

Morgue écrasa sa cigarette d’un air mécontent.

« Ça veut dire quoi ? Tu veux que je te traites de pathétique mortelle plus souvent ?

— Oh, oui, répliquai-je en souriant. J’aime quand tu m’appelles comme ça. »

Elle me regarda, surprise, puis vint s’agenouiller au-dessus de moi, en faisant attention à ne pas renverser ce qui me restait de gratin dauphinois.

J’hésitais à poursuivre la discussion, car l’alternative semblait plus intéressante ; mais je voulais avoir une vraie réponse de sa part.

« Cela dit, repris-je donc, j’aimerais bien que tu arrêtes d’esquiver mes questions.

— Tu sais, fit-elle en levant les yeux au ciel, de nos jours, beaucoup de vampires se contentent de boire du sang de synthèse et sont horrifiés à l’idée de tuer un mortel. Les notions d’humanité et de monstre ne veulent plus dire grand-chose. »

Je caressai son visage avec ma main droite. J’aimais le contact de sa peau froide. Je fis ensuite descendre mes doigts vers ses lèvres, et je touchai ses canines.

« Tu ne fais pas vraiment partie de ces vampires-là, protestai-je.

— Non, je fais partie de ceux qui se font traiter de « transylvaniens » parce qu’ils boivent du sang humain, ne regrettent pas la lumière du jour, et admettent prendre du plaisir dans la violence et le meurtre. »

Elle me regarda d’un air hésitant, puis se décida à continuer.

« Ça ne va pas te plaire, et le diminutif prête à confusion, mais je dois admettre que je crois que t’as aussi un bon fond trans’, et c’est vrai que ça me plaît. »

Je fronçai les sourcils.

« J’imagine que dans ta phrase, ce n’est pas le diminutif de « transsexuel », hein ?

— Non, admit-elle.

— Je ne suis pas comme ça ! » protestai-je.

Elle haussa les épaules.

« D’accord. T’es une simple étudiante qui préfère ses journées de cours à ses nuits. Tu ne bois jamais de sang et tu ne te fais jamais mordre. Tu réprouves la violence et tu n’aurais aucune idée de comment utiliser une grenade. Et surtout, surtout, si par malheur il t’arrivait un jour de tuer quelqu’un, tu passerais des nuits blanches. Et je veux dire, à cause du remords, pas parce que ça t’a excitée et que t’as envie de baiser tout la nuit. »

Je souris à mon tour et me redressai pour l’embrasser.

« Voilà qui me décris parfaitement. »

Et je lui mordis le cou jusqu’au sang.

3e partie. la question épineuse de ce que j’ai entre les jambes

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Steiner retira ses petites lunettes rondes et me dévisagea avec attention ; ça me mettait mal à l’aise à chaque fois. Peut-être à cause de ses yeux injectés de sang. La plupart des vampires n’ont pas des yeux qui sortent de l’ordinaire, mais elle, si. C’était d’autant plus frappant que le reste de son apparence était plutôt banale : légèrement enrobée, les cheveux blancs et courts, une blouse sur les épaules et un stéthoscope autour du cou (pourtant inutile pour la majorité de ses patients), elle correspondait à l’image classique qu’on se fait d’un médecin, pas d’un suceur de sang.

Elle venait de renouveler mon ordonnance pour les œstrogènes. Sur les conseils de Valérie, j’avais fini par aller voir ce médecin qui exerçait dans une clinique privée, parce qu’elle était plutôt sympa avec ses patients. La plupart étaient morts, certes, mais elle avait accepté de me suivre également.

Le partenariat entre les Hell B☠tches et la clinique de Steiner ne reposait cependant pas uniquement sur ses bons soins : elle participait également au trafic de médicaments du gang, pardon, de l’association culturelle. C’est comme ça que Valérie s’était procuré les hormones qu’elle m’avait données au début, mais ce n’était pas là-dessus que se dégageaient le plus de bénéfices, l’essentiel venant surtout de la morphine et autres psychotropes. Bizarrement pour un groupe lesbien, on revendait aussi pas mal de Viagra.

« Vous vous remettez bien de la chirurgie ? » demanda Steiner.

Je m’étais fait refaire les seins quinze jours plus tôt, pour passer d’un bonnet A à un bonnet C. Dans la foulée, j’avais changé un peu de look : des cheveux teints en noir et plus courts – ils m’arrivaient quand même presque aux épaules –, et dix centimètres de plus grâce aux bottes à talon que Morgue m’avait offertes. Je voulais aussi profiter de l’anesthésie nécessaire à la pose de mes implants pour me faire faire un tatouage de manière indolore, mais le chirurgien avait catégoriquement refusé.

« Je m’en remets bien, répondis-je.

— Parfait. »

Je baissai les yeux, hésitant à continuer, mais elle était sans doute la personne la mieux placée pour apporter des réponses aux questions que je me posais.

« Je crois que je m’en remets trop bien », ajoutai-je.

Steiner me jeta un regard interrogateur. Je levai mon tee-shirt et lui montrai ma poitrine.

« Vous voyez les cicatrices ? » demandai-je.

Elle remit ses lunettes. Je ne savais pas si ses verres l’aidaient vraiment à mieux voir, ou si c’était juste pour se donner un style. Je n’avais jamais entendu parler de vampires myopes.

« Je ne vois rien.

— C’est là que je veux en venir, dis-je en rabaissant mon tee-shirt. Cela ne fait que deux semaines, et où sont passées mes cicatrices ? »

Elle me regarda d’un air songeur, ne voyant sans doute pas ce qui me posait problème.

« Et j’ai pris un coup de soleil, repris-je. À Lille, avec des nuages.

— Pour être franche, Cassandra, je ne suis pas spécialiste des coups de soleil.

— J’ai dû arrêter ma séance d’épilation laser au milieu parce que ça me faisait trop mal ! continuai-je. Les premières fois, je n’avais presque rien senti.

— Où voulez-vous en venir ? La cicatrisation, la sensibilité au soleil… Vous avez peur de vous transformer en vampire et vous voulez que je vous mesure les canines ? »

Je soupirai. Évidemment, dit comme ça, c’était ridicule.

« Je voudrais juste savoir si le sang de vampire peut avoir des effets sur l’être humain. On m’a dit que non, mais je commence à avoir des doutes. »

Steiner parut réfléchir un moment.

« Combien de fois en avez-vous pris ? demanda-t-elle.

— Deux ou trois fois.

— Ce n’est pas énorme… commença-t-elle.

— Par semaine », précisai-je.

Elle s’arrêta de parler, puis me fit un sourire.

« Normalement, il n’y a pas d’effet de ce genre, expliqua-t-elle, mais vu la quantité… C’est sans doute bon signe. Cela veut probablement dire que vous faites une bonne candidate à la Transformation. »

En clair, j’avais plus de chance de me réveiller après ma mort si quelqu’un me vampirisait.

« À ce propos, reprit-elle, vous vous êtes finalement décidée ?

— Disons que j’y réfléchis encore », répliquai-je en attrapant l’ordonnance pour mes œstrogènes.

La plupart des personnes transsexuelles ont du mal à aller chez le médecin parce que :

  • on les appelle dans le mauvais genre ;
  • on réduit tous leurs problèmes de santé à leur transsexualité ;
  • on leur demande sans cesse ce qu’elles ont entre les jambes ;
  • on les pousse à aller voir un psychiatre ;
  • etc.

Je devais être la seule à repousser mes rendez-vous parce que mon médecin allait me faire remarquer que j’étais toujours mortelle, et que ce n’était pas quelque chose d’incurable.

chapitre 1. lundi

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Il était vingt-et-une heures lorsque je sortis de la clinique, et il ne me fallut qu’une dizaine de minutes à pied pour rejoindre le From L.

En entrant, je fus surprise par le monde : il n’y a d’habitude pas foule le lundi – et puis, le From L s’adresse à une clientèle restreinte. Les enceintes passaient un mélange de hip-hop et de métal. L’atmosphère était passablement enfumée, l’endroit ne respectant pas vraiment la législation anti-tabac.

J’aperçus Morgue, qui discutait avec deux femmes que je ne connaissais pas. J’embrassai rapidement mon amante, puis les laissai à leur conversation pour me diriger vers le bar. Derrière le comptoir, Valérie me fit un petit signe de la main avant de servir un verre de bière. Elle portait une magnifique robe gothique rouge qui allait bien avec son maquillage blanc et ses cheveux sombres. C’était bien la première fois que je la voyais habillée autrement qu’en noir.

Assises sur un tabouret au bar, Shade et Ishtar discutaient entre elles. Les deux sœurs louves- garous n’ont, en apparence, pas grand-chose en commun : Shade est noire de peau avec des cheveux gris, de taille moyenne et plutôt musclée, tandis qu’Ishtar est une blonde grisonnante plutôt corpulente à la peau blanche. Elles ne se ressemblent pas plus sous forme de louves – un loup gris au pelage argenté pour l’une, une sorte de très gros chien roux pour l’autre. Je m’étais demandé comment il était possible qu’elles soient sœurs, avant de réaliser que chez les garous, la notion de famille n’a pas grand-chose à voir avec les origines biologiques et beaucoup plus avec la meute dont on fait partie.

Toutes deux viennent des États-Unis, avec un look typique de séries américaines – mais pas des mêmes : Ishtar, avec ses tailleurs proprets et ses coiffures impeccables, fait plutôt Desperate Housewive, alors que Shade a les santiags et le stetson de Texas Ranger.

« Salut les yankees ! leur lançai-je joyeusement.

— Fuck off, suceuse de thé », me répondit Shade avec un doigt d’honneur, qui aurait été plus menaçant s’il n’avait pas été accompagné d’un grand sourire.

Je m’assis à côté d’elles et demandai un soda à Valérie.

« Alors, quelles sont les nouvelles ? » questionnai-je tandis qu’elle me passait une bouteille.

J’étais un peu anxieuse en posant la question. Rouge, une des vampires du groupe, avait été sévèrement blessée deux jours plus tôt. Il s’en était fallu de peu qu’elle ne se fasse tuer.

« Rien de neuf », m’expliqua Shade en anglais.

Lorsqu’elle discutait avec moi, elle ne prenait pas la peine de parler français, une langue qu’elle ne maîtrisait pas très bien et n’aimait pas du tout.

« Bull ne devrait pas tarder, reprit-elle. Elle aura sans doute plus d’infos sur Rouge.

— Sinon, intervint Valérie, Kill est rentrée de Paris. Elle est dans la salle du fond : il y avait trop de monde pour elle ici. »

Enfin une bonne nouvelle. La hackeuse était partie un mois, et j’étais contente à l’idée de la revoir.

Je fis un signe de la main aux deux yankees et me dirigeai vers l’entrée du bar pour rejoindre le bureau privé. À l’intérieur, Sigkill était assise sur un canapé et tapait sur le clavier de son ordinateur portable.

Comme toujours, elle portait son costard, dont elle avait pour l’heure retiré la veste, dévoilant ainsi les deux bretelles noires parfaitement assorties à sa cravate siglée Hell B☠tches. Je n’arrivais toujours pas à comprendre comment une geek asociale pouvait être aussi sexy.

« Salut », lui fis-je avec un grand sourire.

Elle tourna la tête vers moi, me regarda quelques secondes en fronçant les sourcils, puis me sourit à son tour.

« Mon Dieu, Cassie, tu t’es fait installer de nouveaux pare-chocs ! »

Venant de n’importe qui d’autre, ce genre de remarque m’aurait énervée. De sa part, elle me fit juste sourire.

« Tu es en train de me traiter de voiture tunée ? plaisantai-je.

— Oh, non. Non. Je dirais plutôt que tu t’es fait patcher le kernel, c’est autrement plus classe. »

Nous discutâmes une bonne demi-heure, de tout et de rien. Puis Bull entra, accompagnée de Morgue, et leurs mines sombres plombèrent un peu l’ambiance.

Bull est une nat, une humaine « naturelle » qui sortait depuis quelques mois avec Rouge et qui avait rejoint les Hell B☠tches par la même occasion. Elle est grosse, un terme qu’elle préfère à corpulente, un peu plus grande que moi, et elle a un look punk : ce soir-là, elle portait un blouson en jean avec des pointes, un pantalon écossais et des rangers. La crête qu’elle avait sur la tête complétait le lot et lui allait plutôt bien.

Morgue avait elle aussi opté pour cette coiffure une semaine plus tôt, mais c’était beaucoup moins convaincant dans son cas. Encore une fausse image sur les vampires, soit dit en passant, ce coup des morts-vivants censés garder toute leur non-vie les mêmes cheveux que le jour de leur transformation.

Bull alluma un cigarillo, manifestement nerveuse. Je ne pus m’empêcher de regarder sa main gauche, couverte d’une mitaine particulière avec des trous pour les trois premiers doigts seulement. Les deux autres, l’annulaire et l’auriculaire, Bull les avait perdus. Comment, personne ne savait trop, même s’il y avait beaucoup de rumeurs sur le sujet – ils auraient été tranchés dans un combat à l’épée, elle aurait un peu raté la préparation d’un explosif artisanal, elle les aurait coupés elle-même, volontairement, pour montrer qu’elle ne craignait pas la douleur.

« Alors ? demandai-je.

— Rouge va mieux, m’expliqua Bull. Ses brûlures commencent à guérir. »

Des types s’étaient introduits dans l’appartement de la vampire, de jour, et l’avaient balancée par la fenêtre. En plein soleil. Ils auraient réussi à l’achever si Bull n’avait pas été présente pour les faire fuir et protéger de la lumière celle qui commençait à se consumer.

« Le conseil vampirique veut me voir ce soir, reprit l’humaine. Pour savoir ce qui s’est passé. »

La perspective ne l’enchantait vraiment pas, et je la comprenais. J’avais toujours eu du mal à faire confiance au conseil vampirique, mais je ne les détestais véritablement que depuis qu’ils soutenaient cette pourriture de « traitement régulateur ».

Il s’agissait d’injections qui faisaient vomir les vampires dès qu’ils buvaient du sang humain. En échange de quoi ils pouvaient porter un bracelet noir avec un petit symbole, pour montrer à la face du monde qu’ils étaient de bons vampires, qui se contentaient de sang animal ou synthétique.

Les autres, ceux qui s’y refusaient, n’avaient pas droit à ce label. Ce n’était pas dramatique en soi, mais il n’avait pas fallu longtemps pour que certains députés suggèrent de rendre le traitement obligatoire, et les « mauvais vampires » hors-la-loi.

Et si les mauvais vampires étaient ceux qui buvaient du sang humain, qu’est-ce qu’on était quand, comme Bull ou moi, on aimait se faire mordre par une vampire ? Sûrement pas de bonnes mortelles, en tout cas.

« Je vais t’accompagner », la rassura Morgue en jouant avec son bracelet noir.

Ma vampire s’était rapidement arrangée pour en récupérer un, de façon complètement illégale. Ça l’amusait beaucoup.

« J’aimerais bien leur poser quelques questions, ajouta-t-elle. Juste pour m’assurer qu’ils ne sont pas derrière cette histoire.

— Ce ne sont pas des vampires qui nous ont attaquées, protesta Bull.

— Les vampires peuvent payer des humains pour faire le sale boulot. Et réciproquement, d’ailleurs. »

Je n’étais pas vraiment convaincue. Je pouvais effectivement envisager que des vampires soient derrière cette attaque, mais les Hell B☠tches avaient tellement d’autres ennemis qu’il me paraissait difficile d’en être certaine.

« Donc, vous partez ? demandai-je.

— Ouais, fit Morgue. Désolée, Cass’, j’aurais aimé passer plus de temps avec toi.

— De toute façon, il fallait que je révise. On se verra demain. »

Nous nous embrassâmes, puis je baissai la tête, un peu gênée.

« Fais attention à toi, d’accord ? »

Rouge avait probablement été attaquée parce qu’on savait qu’elle buvait du sang humain. Morgue pouvait donc être une cible à son tour.

D’un autre côté, j’imaginais la surprise de tueurs s’introduisant chez elle en journée pour la prendre au dépourvu. La plupart des vampires dorment d’un sommeil très profond dès que le soleil est levé, mais Morgue est du genre insomniaque.

« Tu ne peux pas me demander ça, répliqua-t-elle en souriant. Le côté jackass, ça fait partie de mon identité. »

•••

Je discutai encore un peu avec Sigkill, puis je me décidai à rentrer chez moi pour préparer un peu mon examen d’informatique du lendemain.

« Je t’accompagne », me lança Shade.

Nous sortîmes du bar ensemble et nous commençâmes à marcher. Shade vivait un peu plus loin que moi, mais j’étais sur sa route.

« Tu n’as pas pris ta bécane ? » demandai-je, un peu déçue.

J’aimais bien monter à l’arrière des Harleys des copines. Les Hell B☠tches avaient été, à l’origine, un club de motardes. Si posséder un deux-roues n’était plus depuis longtemps un prérequis pour être membre, il n’en restait pas moins que seules les humaines du groupe n’en avaient pas. D’accord, Bull avait bien une 125, et Valérie une Vespa, mais ça ne comptait pas vraiment.

« Comment ça va, en ce moment ? demanda Shade, ignorant ma question.

— À quel sujet ?

— Globalement, je suppose. »

Elle alluma une cigarette et réajusta son chapeau de cow-boy pendant que je cherchais quoi répondre.

« À part les gens qui veulent nous faire la peau, je suppose que ça va, répondis-je. Mes exams se passent plutôt bien pour l’instant, je me plais au From L, et je suis même passée à un groupe de discussion trans.

— C’était bien ? demanda-t-elle.

— Non, mais peu importe. »

Elle me jeta un regard interrogateur.

« Je me suis fait engueuler parce que j’utilisais le terme « transsexuelle », expliquai-je. Soi-disant que c’est moins bien que « transgenre », trop médical, tout ça.

— Et qu’est-ce que t’as répondu ?

— Que « transsexuelle » sonne mieux. C’est un mot de quatre syllabes avec une allitération. On ne peut pas en dire autant de « transgenre ». Ce n’est pas beau. »

Shade souriait. Je crus qu’elle trouvait mon argument fallacieux, mais je me trompais.

« Ouais, fit-elle, c’est comme « garou ». Paraît que ce n’est pas terrible parce qu’à la base ça ne s’applique qu’aux mecs. Seulement, je suis désolée, qu’est-ce qui en jette le plus, « je suis une métamorphe » ou « je suis une putain de garou » ? Fuck le politiquement correct. »

Je souris à mon tour, contente qu’elle me comprenne.

« En tout cas, ça va plutôt bien de ce côté-là. Même si des fois je me dis que j’aimerais en avoir fini avec toute cette histoire de changement de genre et déménager dans un endroit où personne ne me connaît et, par conséquent, ne sait que je suis transsexuelle.

— Attends d’avoir été transformée en vampire, alors. Comme ça, personne ne saura ton âge et tu pourras faire comme Morgue, prétendre que t’as trois mille ans. »

Je n’étais donc pas la seule à avoir des doutes sur l’âge réel de mon amante.

« Je n’avais pas spécialement prévu d’être transformée en vampire dans un futur proche.

— Vraiment ? » demanda Shade.

Je n’aimais pas l’intonation qu’elle avait prise. Un peu trop sarcastique, peut-être.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? »

La garou me regarda et fit une grimace que je ne sus trop interpréter.

« Rien, répondit-elle finalement. Ça ne me regarde pas. Oublie ça.

— Non, vas-y. Crache le morceau. »

Shade soupira, visiblement peu enthousiaste.

« J’imagine que t’es amoureuse de Morgue, se contenta-t-elle de dire.

— Oui, et alors ?

— Alors tu ne vas pas aimer si je te dis ce que je pense. »

Je levai les yeux au ciel. Je ne voyais pas comment elle pouvait s’arrêter là après m’avoir dit ça.

« Dis-le, je peux encaisser. Je sais déjà que Valérie a du mal avec notre relation.

— Elle a peut-être raison », maugréa Shade.

Je la regardai avec ce que j’espérais être un regard courroucé. Elle allait finir par me répondre, oui ou non ?

Shade haussa les épaules et ajusta son chapeau, signe, sans doute, qu’elle cherchait les bons mots.

« Je ne suis pas certaine que Morgue ait vraiment envie d’avoir une relation à long terme avec une mortelle. Je me demande si elle ne voit pas plutôt en toi une gamine influençable qui pourrait devenir sa progéniture. »

Je devais reconnaître qu’elle avait raison : je n’aimais pas ce qu’elle me disait.

« Influençable ? répétai-je sur un ton aussi calme que possible.

— Tu te baladais en permanence avec un flingue sur toi avant de la connaître ? railla-t-elle.

— Et alors ? ripostai-je. Je n’étais pas non plus sous Debian avant de connaître Kill. »

Shade me jeta un regard interrogatif.

« Debian ? demanda-t-elle.

— Une distribution Linux. Peu importe.

— Oh. »

Cet aparté parut désarçonner la louve-garou, qui se tut quelques instants. Je l’imitai, ruminant en silence.

« Je te l’ai dit, reprit-elle, ça ne me regarde pas, et peut-être que j’ai tort.

— C’est bien possible, ajoutai-je sur un ton sec.

— Et peut-être que t’as envie de devenir une vampire, ou d’essayer, en tout cas. »

Je dois admettre que j’aurais pu en avoir envie, par moments, s’il n’y avait pas ce petit mot : « essayer ». La transformation en vampire est loin d’être évidente, et si l’on est sûr de mourir, on n’est pas certain de se relever.

« Pas dans un futur proche, expliquai-je. Et je suis sûre que Morgue m’aime comme je suis et qu’elle accepte mon choix.

— Si tu le dis… » admit Shade.

Elle n’avait vraiment pas l’air convaincue.

chapitre 2. mardi

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Je me réveillai vers dix heures moins vingt et poussai un grognement. Une fois encore, je n’avais pas entendu mon réveil, et j’allais devoir courir pour ne pas être trop en retard à mon examen d’informatique.

J’avais une excuse – une pour moi, en tout cas : j’avais mal dormi. J’avais passé une bonne partie de la nuit à me demander comment Bull et Morgue s’en sortaient devant le conseil vampirique ou qui pouvaient bien être les types qui s’étaient attaqués à Rouge. J’avais aussi ressassé la discussion que j’avais eue avec Shade.

Je ne pris même pas le temps de choisir mes vêtements, me contentant de la première robe qui me tomba sous la main – une robe longue, noire et avec de la dentelle, le genre de vêtement qui, ces derniers temps, avait tendance à proliférer dans ma garde-robe. Je ne pris pas de douche, et j’arrivai à peine un quart d’heure après le début de l’épreuve, ce qui était nettement mieux que ma moyenne annuelle.

L’examen devait durer deux heures, mais j’avais terminé au bout de cinquante minutes. Pendant toute l’année, j’avais régulièrement vu Sigkill, et j’avais eu droit en quelque sorte à des cours particuliers.

Lorsque je rendis ma copie, le professeur me regarda d’un air sévère.

« Monsieur ******* », aboya-t-il avec un sourire sadique.

Je restai de marbre, mais intérieurement je visualisai sa tête en train de heurter son bureau. Violemment, et à plusieurs reprises.

« En plus de ne pas venir à mes cours, vous partez à la moitié du devoir surveillé ?

— J’ai eu une petite initiation à l’informatique en dehors, expliquai-je.

— Il ne s’agit pas d’initiation à l’informatique, répliqua-t-il sur un ton suffisant, mais de programmation avancée. »

Je pouffai ostensiblement.

« Appelez-ça comme vous voulez.

— Quoi qu’il en soit, votre comportement cette année a été exécrable. Je veux vous voir dans mon bureau ce jeudi, à quatorze heures.

— Oui, Madame », fis-je avec un sourire.

S’il ne respectait pas mon genre, je ne voyais pas pourquoi je respecterais le sien.

•••

C’était la seule épreuve de la journée, et il était à peine onze heures lorsque je sortis. Je décidai donc d’aller chez Morgue : je pourrais passer un peu de temps avec elle si elle était encore réveillée, ou faire une sieste à ses côtés sinon.

Vingt minutes de métro plus tard, j’étais chez elle. Morgue était allongée sur un canapé, lumières éteintes et télé allumée. Je pensais qu’elle s’était assoupie, mais elle leva la tête et me fit un petit signe.

« Salut, murmurai-je. Je ne te réveille pas ?

— Non, me répondit-elle en bâillant. Si. Un peu. »

Elle passa péniblement en position assise et attrapa le paquet de cigarettes qui se trouvait sur la table basse. Je m’assis à côté d’elle pendant qu’elle en allumait une. Sur le fauteuil en face de nous, j’aperçus Baal, qui n’avait pas été réveillé par mon entrée. Baal est le chaton entièrement noir qu’on avait décidé d’adopter à deux – même si c’était surtout Morgue qui en avait la garde, vu que son appartement était plus grand que le mien.

« Ça s’est bien passé, hier soir ? demandai-je.

— Ça s’est passé », répondit-elle en posant sa tête contre mon épaule.

Elle me donna un peu plus de détails : le conseil vampirique n’avait pas été d’une grande aide, et n’avait fourni aucune information qui aurait pu permettre d’identifier les agresseurs. Il leur avait fait comprendre que toute idée de représailles était malvenue et qu’il fallait laisser la police faire son travail.

« Que des bâtards, râla-t-elle. Sauf peut-être Prys, à la limite.

— Prys ?

— Prysigar. Oh, c’est une enfoirée de première, mais au moins elle n’est pas pour s’agenouiller devant les mortels et leur demander un peu de tolérance. C’était la seule à être contre cette idée à la con. »

Elle me montrait son bracelet. Les traces de morsures sur mon cou le contredisaient un peu.

« Je suis contente que tu sois là, me fit-elle avec un sourire coquin. Après ce qui est arrivé à Rouge, j’aurais peur de dormir seule. »

Elle s’affala contre moi et passa sa main dans mes cheveux.

« Et toi, ma belle protectrice ? demanda-t-elle. Comment s’est passée ta journée ? »

J’hésitai à lui parler de ma discussion avec Shade. Il y avait des sujets de conversation plus agréables au réveil.

« T’as l’air soucieuse, nota-t-elle cependant.

— Shade pense que tu sors avec moi parce que je suis une fille influençable que tu veux vampiriser. »

Elle parut surprise, puis se mit à rire.

« Ouais, je sais, admis-je. C’est ridicule.

— C’est surtout qu’elle me surestime. Bordel, si j’étais capable d’avoir des plans à long terme, je serais une maîtresse du mal qui complote pour contrôler le monde, pas une loseuse accro à la télé. »

Je la regardai sourire, puis je l’imitai, sans rien trouver d’autre à dire. Elle tira une nouvelle fois sur sa cigarette, puis tendit le bras pour écraser son mégot dans un cendrier en forme de crâne. Elle était déjà en train de se rendormir, et j’attrapai la télécommande pour éteindre la télévision.

« Tu ne veux pas plutôt aller dans ton lit ? demandai-je.

— Seulement si tu m’accompagnes », marmonna-t-elle.

•••

Il était dix-huit heures lorsque je me réveillai à côté de Morgue – ou, plus exactement, partiellement sur elle – à cause de la sonnerie de mon téléphone.

« Allô ? fis-je.

— Cassie ? C’est Bull. Ça te dirait d’aller boire un verre ? »

Je fus un peu surprise de sa proposition : j’aimais bien Bull, mais je n’avais pas l’impression que nous étions très proches.

À côté de moi, Morgue dormait toujours. Je me levai sans bruit et, trois quarts d’heure plus tard, je retrouvais Bull dans un bar branché du centre-ville.

Elle s’était assise à une table dans un coin de la pièce où la musique techno était un peu moins forte qu’ailleurs, et n’avait pas l’air en grande forme : la tête dans les mains, elle fixait d’un air lugubre un verre qu’elle n’avait pas encore touché.

Je pris le temps de prendre une bière au bar avant de la rejoindre.

« Ça va ? » demandai-je, même si la réponse me semblait évidente.

Elle se contenta de hausser les épaules.

« Comment ça s’est passé, hier ? repris-je. Le conseil vampirique ? »

J’espérais que cela nous ferait un sujet de discussion.

« Génial, railla-t-elle. L’une des leurs a failli se faire tuer, mais tout ce qu’ils trouvent à dire, c’est qu’on doit tendre l’autre joue. Laisser la police faire son boulot, comme si la police avait quoi que ce soit à foutre d’une vampire. Tout ce que veut le conseil, c’est avoir une bonne image aux yeux de la population. »

Elle avala une gorgée de bière avant de reprendre sa diatribe.

« Ils ont même laissé entendre que c’était sa faute, tout ça. Qu’elle n’aurait pas été attaquée si elle avait porté le bracelet de chasteté. Et ils me regardaient comme de la merde, parce qu’ils savaient très bien que c’était mon sang qu’elle buvait. Crevures. »

J’acquiesçai de la tête.

« Et qu’est-ce que vous avez dit ? Toi et Morgue ?

— Moi, pas grand-chose. Je n’osais pas. J’ai beau me la raconter, je suppose que je ne suis qu’une trouillarde.

— C’est ce que tu avais de mieux à faire, protestai-je. On ne peut pas se permettre d’avoir le conseil sur le dos.

— Ouais. Même Morgue a fait la faux cul, j’avais du mal à le croire. Elle a utilisé de ces mots pour expliquer qu’on n’envisageait pas de répondre à la violence par la violence, c’était impressionnant. »

Je souris. J’avais déjà remarqué que Morgue avait un vocabulaire beaucoup plus soutenu quand elle mentait effrontément.

« On retrouvera les types qui ont fait ça, promis-je. Oh, on laissera la police faire son boulot : mettre leurs cadavres dans des sacs plastiques. »

Bull releva la tête et me regarda en souriant.

« C’est drôle, dit-elle. De loin, on pourrait croire que t’es une fille sage et gentille. »

Je goûtai à ma bière, plus pour éviter de répondre que par soif.

« On ne sait même pas qui ils sont, reprit-elle. Rouge n’a rien pu voir, et je ne pourrais pas plus les identifier.

— On trouvera. »

Je ne voyais pas trop comment, cela dit : Valérie avait essayé d’utiliser la sorcellerie, mais elle n’avait rien obtenu de concluant. Elle m’avait expliqué que les objets et les lieux peuvent garder la mémoire des évènements violents, mais que cela ne marchait pas tout le temps – seulement quand c’était vraiment sanglant.

« C’est pas évident, hein, de sortir avec une vampire ? » demanda Bull soudainement.

Je fronçai les sourcils.

« Je veux dire, reprit-elle, le regard des autres. Rouge ne me mord qu’au poignet, jamais au cou, mais dès que quelqu’un le remarque… Tu sais ? »

J’avais envie de lui répondre que je trouvais ça moins pénible que quand les gens réalisaient que j’étais transsexuelle, mais je me retins : ça n’aurait pas été très constructif de ma part. Et puis, je n’étais pas sûre que Bull sache que je n’avais pas toujours été une fille.

« Au début, je cachais mes traces de morsures, expliquai-je. Je le fais toujours par moment. Mais je me suis rendu compte que ça avait certains avantages.

— Vraiment ? »

Je bus une gorgée de bière avant de répondre.

« À la fac, la première fois que des gens ont vu que j’avais été mordue, ils m’ont demandé si j’allais bien, si c’était volontaire, si j’étais… abusée. Ça se dit en français ? »

Je cherchais mes mots, essayant de trouver les bons pour décrire la sensation que j’avais eue, mais c’était ceux de ma langue natale qui me venaient spontanément.

« Je sais pas, fit Bull, mais je vois ce que tu veux dire.

— En tout cas, au bout d’un moment, ça a changé. Ils ont réalisé que c’était régulier, et que j’aimais ça. Et certains se sont mis à avoir peur de moi, tu comprends ? Peur. Je n’avais jamais fait peur à personne, avant. »

Bull me fit un grand sourire et me montra sa veste en jean avec des pointes aux épaules.

« Ouais, mais moi j’ai déjà ça, pour faire peur. Et toutes les rumeurs qui courent sur les deux doigts que j’ai perdus. »

Je lui rendis son sourire et vidai mon verre de bière.

« Tu veux autre chose ?

— Je veux bien que tu me reprennes une blonde. »

J’attrapai les verres vides et me dirigeai vers le bar, me frayant un passage au milieu de quelques types qui discutaient debout. Alors que j’en écartais un à ma gauche, celui qui était à ma droite me bloqua le chemin et me fit un sourire crétin.

« Hé, beauté, ça te dirait de boire un verre ?

— Pas avec toi », répliquai-je en tentant de passer.

Le malotru ne l’entendait pas de cette oreille, et m’attrapa le bras gauche tout en lorgnant mon décolleté.

« Hey, c’est des vrais ou tu te les es fait refaire ? »

Je posai le verre que je tenais dans ma main droite sur la première table qui était à portée.

« Et toi, demandai-je, tu t’es fait refaire le nez ? »

Avant qu’il ne puisse répondre, je lui balançai mon poing libre de toutes mes forces en plein milieu de la figure. Je crus entendre un craquement, et il me lâcha le bras.

Je réalisai seulement ma position : j’étais seule, au milieu d’une dizaine de mecs qui semblaient plus ou moins potes de ce type. Et bien qu’il m’arrive régulièrement de déclencher une bagarre par ce genre de comportement, je ne sais pas vraiment me battre. D’habitude, je me contente de laisser Morgue s’occuper de la baston.

« Je vais te démolir, salope ! » hurla le type au nez en sang, avant de m’envoyer un coup de poing dans l’estomac.

Je me tordis de douleur et poussai un gémissement. Quelqu’un, derrière moi, entreprit de m’immobiliser en me passant son bras autour du cou. Mauvaise idée de sa part, car j’en profitai pour le mordre jusqu’au sang. Je lui décochai ensuite un coup de coude, mais il devait manquer de force, car mon adversaire ne broncha pas. Il s’écroula tout de même par terre quelques instants plus tard : Bull venait de lui fracasser une chaise sur le crâne.

« Je savais que tu étais la bonne personne pour me remonter le moral », me souffla celle-ci à l’oreille.

Il y eut ensuite un moment de flottement : nous nous tenions dos à dos, tandis que quatre hommes nous encerclaient avec l’intention manifeste d’en découdre, et que la clientèle assise – une dizaine de personnes – regardait sans vraiment prendre parti. J’avais toujours mon verre vide à la main gauche, et je le brandissais d’un air menaçant. Bull, elle, tenait un pied de chaise.

C’est le moment que choisit mon téléphone pour sonner. Je décrochai sans réfléchir, et je sentis mon estomac se nouer pendant que Morgue m’annonçait la nouvelle. Je raccrochai, immobile, hébétée, tandis qu’autour de moi Bull affrontait seule quatre mecs.

Un coup de poing dans le visage me fit reprendre mes esprits. Partir, il fallait partir, tout de suite. Je me dirigeai vers notre table, d’abord à quatre pattes, avant de me redresser. J’attrapai mon sac et celui de Bull et repartis dans l’autre sens. Je lançai un billet sur le bar et j’attrapai mon amie par le col pour la tirer dehors.

« On se tire, expliquai-je.

— Pourquoi ? demanda-t-elle tout en essuyant le sang qui coulait de sa lèvre. On commençait à peine à s’amuser.

— Kill est à l’hôpital, annonçai-je, au bord des larmes. Elle est salement blessée. »

•••

Nous prîmes le métro et nous nous dirigeâmes vers la clinique du docteur Steiner. Assises dans la rame, Bull et moi restions silencieuses, lugubres.

« Tu saignes », finit-elle par me faire remarquer.

Elle me tendit un mouchoir en papier, qu’elle plaqua sur mon arcade sourcilière. Je ne m’étais même pas rendu compte que j’avais été blessée.

« Merci. »

Le sang s’était arrêté de couler de sa lèvre et elle s’était nettoyée. Elle avait aussi un léger bleu sur la tempe, qui serait sans doute pire le lendemain. Je devais sûrement avoir quelques marques de coups moi-même.

Le métro s’arrêta, et une gamine de quinze ou seize ans monta dans la rame. Elle avait les cheveux blonds et longs et portait une sorte de tenue d’écolière japonaise, mais ce qu’on remarquait surtout, c’était le chewing-gum à la fraise qu’elle mâchait bruyamment et son baladeur réglé au volume maximal.

D’habitude, j’ai tendance à ne pas apprécier quand les gens « partagent » leur musique dans le métro, mais vu les regards atterrés que lui jetaient deux hommes bien habillés qui portaient chacun leur attaché-case, je ne pus m’empêcher de ressentir instantanément de la sympathie pour elle.

Un des hommes lui demanda de baisser le son, mais elle se contenta de répondre par une bulle de chewing-gum avant de venir s’asseoir sur la place libre à ma gauche et de commencer à lire le magazine Muteen.

Elle feuilleta quelques pages, tout en continuant à mâchouiller son chewing-gum. Le métro s’arrêta une nouvelle fois, puis redémarra. Alors que je lorgnais vaguement ce qu’elle lisait – un article titrant « Mon mec est obsédé ! » – je ne pus m’empêcher de ressentir une impression bizarre la concernant.

Subitement, elle me tendit le magazine.

« Tu peux me tenir ça ? »

Ce n’était pas une question : elle me l’avait déjà posé sur les genoux. Ses doigts m’avaient frôlée au passage.

Ses doigts froids, songeai-je en la regardant sortir un pot de vernis rose pétant de son sac à main.

Je jetai un coup d’œil discret sur ses jambes. Elle ne portait ni collants, ni bas : c’était bien sa peau qui était aussi blanche.

Une vamp, en conclus-je tandis qu’elle commençait à se faire les ongles.

« Je m’appelle Priscilla, lança-t-elle. Et toi ?

— Cassandra.

— Cool. J’ai eu mon conseil de classe hier, m’expliqua-t-elle, alors maintenant je peux mettre le vernis que je veux sans me faire engueuler. »

Je fronçai les sourcils, interloquée. Et puis je tiltai : Priscilla, au conseil de classe hier. Prys, alias Prysigar, au conseil des vampires. Jouait-elle à la collégienne pour s’amuser, ou parce qu’elle craignait d’être observée ?

« Tu es déléguée, au conseil de classe ? demandai-je, histoire de m’assurer que j’avais bien compris.

— Ouais », répondit-elle.

Elle se remit à mâcher son chewing-gum et fit une impressionnante bulle rose qui lui éclata bientôt sur le visage.

« C’est chiant, reprit-elle, d’être déléguée. On assiste au conseil de classe, mais on n’a pas le droit de dire ce qu’on veut. C’est toujours les profs qui décident. »

Le métro s’arrêta une nouvelle fois, et elle rangea précipitamment son vernis. Elle n’avait pu faire qu’une seule main, mais cela ne semblait pas l’incommoder.

« Faut que j’y aille, dit-elle en se levant. Tu peux garder le mag’, la rubrique people est chouette. Tchuss ! »

Je regardai Priscilla/Prysigar descendre, puis j’observai le magazine. Elle ne me l’avait sans doute pas laissé uniquement pour les conseils sexo et la rubrique beauté. Je tournai quelques pages et sentis une enveloppe glissée entre deux d’entre elles.

Je dus lutter contre la curiosité pour ne pas l’ouvrir tout de suite : si Prys avait pris un moyen aussi détourné pour nous passer ce document, c’était bien pour que personne ne le remarque.

•••

Lorsque nous arrivâmes dans la chambre de Sigkill, Morgue était déjà là, accompagnée de Valérie. Steiner était présente également, en train d’ajuster la perfusion de sa patiente.

Je me précipitai vers le lit où se trouvait mon amie, inconsciente. En plus des tuyaux plantés dans ses bras, elle avait un masque à oxygène sur le visage.

Avant que je ne puisse m’approcher trop près, Morgue me prit dans ses bras.

« Je suis désolée, Cass’, fit-elle. Je suis vraiment désolée. »

J’aurais voulu lui dire que ce n’était pas de sa faute, qu’elle n’y était pour rien, que les seuls responsables étaient les bâtards qui lui avaient fait ça, mais je n’y arrivai pas. Tout ce que je pus faire, c’est fondre en larmes dans ses bras.

Peut-être que c’était de sa faute, en partie. Sigkill, comme Rouge, avait été prise pour cible parce qu’elle était membre des Hell B☠tches ; et si des gens s’en prenaient au gang, ce n’était sûrement pas à cause de la hackeuse, mais de celles d’entre nous qui ne respectaient pas les lois et les usages, humains comme surnaturels. Comme Morgue, évidemment.

Et comme moi, aussi. Comment pouvais-je ne pas me sentir coupable ?

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Bull tandis que je continuais à pleurer.

Valérie mit un certain temps avant de répondre.

« On ne sait pas exactement. Elle est tombée sur la bagnole d’un type, près du From L. Le gars a appelé une ambulance tout de suite. Sans doute qu’il s’agit des mêmes types qui s’en sont pris à Rouge, mais elle n’a pas repris connaissance.

— Est-ce qu’elle va s’en sortir ? demandai-je.

— Ouais, fit Morgue. C’est une dure à cuire, Kill. »

J’appréciais qu’elle essaie de me remonter le moral, mais je me doutais bien qu’elle n’en savait pas plus que moi.

« Votre amie est dans un état stable », nous informa Steiner.

Sur ce, elle s’écarta du lit et alluma une cigarette, avant de tendre le paquet à Morgue, qui ne se fit pas prier pour en prendre une. Je lui en voulus un peu, parce qu’allumer une cigarette était incompatible avec le fait de me prendre dans ses bras et que j’aurais aimé passer avant son besoin de nicotine.

« Vous fumez ici ? protestai-je. Et Kill ?

— Elle est là à cause d’une chute, pas d’un cancer du poumon, répliqua Steiner tout en ouvrant la fenêtre. Et puis, elle a un masque à oxygène. Elle ne respire pas notre fumée.

— Et sur son état ? demanda Morgue. Vous pouvez développer un peu ? Parce que « stable », ça ne veut rien dire. La mort est un putain d’état stable aussi, doc.

— Elle ne mourra pas de ses blessures. Pour le reste, c’est un peu tôt pour le dire. Il faut que je voie avec vous, Valérie. »

Je repris espoir : j’avais tendance à oublier que mon amie sorcière au look gothique et aux fausses dents de vampire était aussi capable de maîtriser les arcanes de la guérison.

« Oui, fit-elle sur un ton grave. Peut-on en discuter ailleurs ? »

Les deux femmes s’écartèrent, me laissant avec Morgue, Bull, et un infirmier. Et Sigkill, évidemment. Les machines branchées sur elle bipaient à chaque battement de son cœur.

« Je peux prendre sa main ? demandai-je en m’approchant d’elle.

— Allez-y, me répondit l’infirmier. Vous pouvez lui parler, aussi. »

Je m’assis sur une chaise à côté d’elle et lui pris la main après avoir essuyé les larmes qui avaient coulé sur mon visage. Pas très utile, vu que je continuais à pleurer.

Pendant que Morgue fumait sa cigarette, puis une autre, et que Bull ne savait pas trop quoi faire, je me mis à parler à mon amie inconsciente. Je lui racontai mon examen d’informatique et me moquai de mon connard de professeur qui, en plus d’être transphobe, utilisait Windows. Je lui parlai de tout ce qu’on ferait, toutes les deux, quand elle se serait réveillée et qu’elle serait rétablie.

•••

J’eus vaguement conscience que Rouge et Shade nous rejoignaient. Je tournai à peine la tête, le temps de constater que la vampire allait mieux et que les brûlures que le soleil lui avait infligées, si elles étaient toujours visibles, n’étaient plus aussi affreuses.

« Dommage que tu ne sois pas une vamp, m’entendis-je dire à Sigkill. Tu guérirais plus vite. Mais tu vas aller mieux, même si ça prend plus de temps. Tout va s’arranger, et tout redeviendra comme avant. »

Je m’essuyai une nouvelle fois les joues. Mes larmes avaient enfin fini par arrêter de couler. Je pris la main de Sigkill entre les miennes et l’embrassai.

« Et les types qui t’ont fait ça, on va les retrouver. Je te le promets. Que ça plaise ou non au conseil vampirique, je te jure que tu seras vengée. Dussé-je les trouver et les abattre moi-même, un par un. Et je te garantis qu’ils se repentiront et qu’ils demanderont pitié. Et je les regarderai dans les yeux, et je dirai : non. »

Je sentis sa main bouger entre les miennes, et je vis ses yeux s’ouvrir. Mon cœur s’accéléra.

« Kill ? fis-je. Kill, tu m’entends ? »

Elle acquiesça d’un signe de tête et voulut parler, ce qui n’était pas possible avec son masque à oxygène. Elle approcha faiblement sa main pour le retirer, mais l’infirmier protesta.

« Vous devez le garder. Vous en avez besoin. »

Morgue jeta sa cigarette par la fenêtre et s’approcha de moi, tandis que Rouge, Bull et Shade restaient plus en retrait. De son côté, Sigkill replia tout doucement les doigts de sa main gauche, ne présentant plus que le majeur à l’infirmier.

Ensuite, elle retira son masque.

« From L…commença-t-elle à dire, mais elle avait du mal à respirer.

— N’essaie pas de parler », protestai-je.

Elle secoua la tête. L’amplitude était limitée vu ses forces, mais le geste voulait néanmoins clairement dire non.

« Micros, reprit-elle.

— Quoi ? » demandai-je.

Kill remit son masque à oxygène et inspira quelques bouffées d’air.

« Il y a des micros au From L ? » demanda Morgue.

La hackeuse hocha la tête.

« Comment ils ont pu les mettre ? demanda la vampire. On ne laisse pas rentrer n’importe qui. »

Sigkill retira son masque à nouveau.

« Frigo… » souffla-t-elle.

Quelques semaines plus tôt, on avait fait venir un type pour réparer le réfrigérateur.

« Vu ça… hier, ajouta Sigkill. Mais ils savaient. »

Comment avaient-ils pu réaliser que Kill avait repéré leurs micros ? Je supposai que, fidèle à son habitude, la hackeuse s’était interrogée à voix haute en voyant quelque chose de bizarre.

« Essayé de m’enfuir, reprit-elle. Mais suis tombée. »

Donc, ils ne l’avaient pas volontairement balancée d’un toit ; ils avaient sans doute voulu la faire taire, mais elle s’était enfuie, elle était tombée, et les tueurs n’avaient pas pu terminer leur boulot.

« Repose-toi, maintenant, fis-je. On va s’occuper de ça. »

Sigkill ne m’écouta pas, et me regarda dans les yeux avant de retirer son masque.

« Pas obligées… tous les tuer… », me dit-elle.

Puis elle me fit ce qui aurait vaguement ressemblé à un sourire si elle avait été en meilleure forme.

« Mais… pétez-leur les jambes. »

•••

Quelques minutes plus tard, Bull, Shade, Rouge, Valérie, Morgue et moi nous installâmes dans la salle de repos du personnel.

« Pour celles qui n’étaient pas là, expliquai-je, on a du nouveau. »

Je racontai la petite discussion que nous avions eue avec Sigkill. Tout le monde semblait réfléchir, et ce fut Rouge qui prit la parole la première.

« Elle n’a pas pu identifier nos agresseurs ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. On n’a pas pu discuter longtemps avec elle.

— Steiner dit qu’elle a besoin de repos, expliqua Morgue. Vous pensez qu’on pourrait localiser les types, à partir des micros ? »

Nous nous regardâmes, attendant inconsciemment la réponse de Sigkill, notre spécialiste informatique de service. Seulement, elle était à nouveau inconsciente et ne pourrait pas nous aider.

« Je pense que ça dépend, hasardai-je. Comment le mouchard est connecté. Je pourrais regarder, mais je ne suis pas sûre d’obtenir quoi que ce soit, et dans tous les cas ils sauront qu’on a vu le micro. »

Rouge secoua la tête, visiblement irritée, agitant ses longs cheveux écarlates.

« Il faut qu’on tente le coup, Cassandra. Je veux savoir qui a essayé de me tuer.

— J’ai peut-être une autre piste. »

Je sortis de mon sac à main le magazine que m’avait donné Prys et pris l’enveloppe.

« Une jeune fille m’a passé ça dans le métro », expliquai-je en ouvrant son contenu.

Il y avait d’abord une photographie, tirée de l’enregistrement d’une caméra de vidéo-surveillance installée devant chez Rouge. L’image était assez bonne pour qu’on puisse distinguer une grosse voiture dans laquelle s’engouffraient trois hommes cagoulés. Mieux, on pouvait lire la plaque d’immatriculation.

Ensuite, il y avait une capture d’écran d’un logiciel de reconnaissance de plaque, sans doute utilisé par la police. On pouvait voir que la voiture de nos tueurs venait d’un garage de Roubaix, et qu’on l’avait déclarée volée deux heures avant la tentative de meurtre.

« Où est-ce que t’as eu ça ? demanda Rouge d’un air soupçonneux. T’as des potes flics ? »

Rouge ne m’appréciait pas vraiment, il ne m’avait pas fallu longtemps pour m’en rendre compte. Le souci, c’est que je ne savais pas pourquoi. Peut-être parce que je sortais avec Morgue, une sorte de concurrence idiote entre vampires.

« Elle te l’a dit, répliqua mon amante. Une jeune fille lui a passé ça dans le métro. Prys, je suppose ? »

Elle s’était tournée vers moi pour me poser la question.

« C’était une vampire qui m’a dit s’appeler Priscilla. J’imagine qu’étant au conseil vampirique, elle a accès à des documents de la police. »

Je vis le visage de Bull s’éclairer. Elle venait de comprendre le sens réel de la discussion que j’avais eue dans le métro. Rouge, en revanche, continua à me fixer, pas complètement convaincue.

« Pourquoi elle est allée te voir, toi ? » demanda-t-elle.

Je n’en avais pas la moindre idée, mais cette fois encore, Morgue répondit à ma place.

« C’est une viking, expliqua-t-elle. Toujours été fascinée par les exploits contre les dragons. Elle a eu envie de voir Cass’ dès qu’elle a su qu’elle en avait flingué un. »

Les yeux de Bull s’écarquillèrent.

« T’as tué un dragon ? demanda-t-elle.

— C’est une longue histoire. »

Je montrai ensuite le document suivant, qui était une simple note manuscrite expliquant que le garagiste avait été suffisamment courtois pour admettre qu’il avait en réalité donné les clés du véhicule en échange d’une certaine somme d’argent ; il avait aussi donné l’identité de l’acquéreur. C’était signé « P », avec un petit cœur.

Le dernier papier que contenait l’enveloppe était une autre capture d’écran, avec la photo et les coordonnées d’Anthony Lesin, policier de son état.

« Donc Prys a identifié un de nos ennemis pour nous, constata Valérie. Vous pensez qu’on peut lui faire confiance ? »

Elle regarda Rouge, puis Morgue. Manifestement, c’était aux deux vampires de s’exprimer.

« Sur ce coup, oui », répondit Morgue sans hésiter.

Rouge mit plus de temps à répondre.

« Je suppose, lâcha-t-elle. Cela dit, il nous reste les autres gars à démasquer.

— Pour ça, j’ai un plan, fit Morgue.

— J’ai une idée », proposai-je.

Nous avions commencé presque en même temps, et nous nous regardâmes un instant pour déterminer qui parlerait en premier.

« Vas-y, fis-je avec un sourire. Le privilège de l’âge.

— D’acc’. Voilà mon avis : on trouve ce type, on lui coupe les couilles et on le force à les bouffer. Ensuite, on fait démarrer une tronçonneuse et on lui explique que c’était juste les préliminaires avant de commencer à l’interroger. »

Shade fit la moue. Valérie leva les yeux au ciel, blasée. Rouge soupira bruyamment. Seule Bull semblait apprécier l’idée, à en juger par le sourire sadique qu’elle arborait.

« Et toi, Cassie, demanda Valérie, qu’est-ce que tu proposes ?

— Eh bien, commençai-je avec un léger sourire, comme vous le savez toutes, je suis transsexuelle. »

Bull écarquilla les yeux une nouvelle fois, et constata qu’elle était la seule à être surprise.

« Pourquoi on ne me dit jamais rien, à moi ?

— Première règle de Cassandra, expliqua Morgue sur un ton monocorde. On ne révèle pas qu’elle est transsexuelle. »

Depuis quelque temps, j’avais en effet décidé que je n’avais plus envie que tout le monde sache que je n’avais pas toujours été une fille, et j’avais demandé aux copines d’être discrètes sur le sujet.

« Oh, fit Bull. Ben, je voyais les filles trans plus grandes, moi.

— Seconde règle de Cassandra, reprit la vampire. On ne révèle pas qu’elle est transsexuelle. Le dernier dragon qui l’a fait a eu des problèmes. »

Je me mis à sourire.

« Merci, Morgue. Et c’est un point important, parce que ça veut dire que ni moi, ni personne d’autre n’a parlé de ma transsexualité au From L depuis un certain temps. Donc, les types qui ont placé les micros ne savent pas que vous savez que je suis trans. »

Rouge tapota de ses doigts sur l’accoudoir du canapé. On aurait pourtant pu croire que vivre éternellement vous apporterait un peu de patience.

« Mon idée, c’est que vous fassiez semblant de découvrir ça, repris-je. Vous réagissez très mal, vous considérez que je suis un mec, vous m’excluez, je me fais un peu taper dessus, je pars en larmes. Ensuite, je vais voir ce monsieur Anthony Lesin et je lui explique que je veux porter plainte, que je vous déteste et que je réclame vengeance. »

Il y eut un instant de silence.

« Ça ne marchera pas, protesta Morgue. Ce n’est pas crédible, si ?

— Et c’est dangereux, ajouta Valérie. Si quelqu’un doit faire ça, je le ferai. Je suis au moins aussi crédible que toi comme transsexuelle, et si ça tourne mal, je pourrai me servir de la sorcellerie pour me tirer de là. »

Je secouai la tête.

« Ça ne va pas. Ces types penseront sans doute pouvoir utiliser une pauvre humaine trans, mais ils se méfieront d’une sorcière. Et c’est des flics, ils doivent bien avoir des fiches avec nos états-civils.

— Vos états-civils, répliqua Morgue. Je suis née bien avant l’invention de ces conneries, et mon état n’a jamais été civil. »

•••

Nous passâmes plusieurs heures à transformer mon idée en véritable plan.

D’abord, il fallait faire croire que Sigkill était morte, histoire de ne pas laisser nos ennemis se douter qu’elle avait pu nous révéler l’existence des micros. Morgue demanda l’aide de Steiner, qui nous révéla avec un petit sourire en coin qu’elle avait toujours quelques cadavres en rab et qu’il y en aurait bien un qui ferait l’affaire.

Ensuite, nous devions trouver une façon de communiquer : une fois déclarée persona non grata par les Hell B☠tches, il ne fallait plus qu’on me voie en train de sympathiser avec elles. Après réflexion, nous optâmes pour de simples appels téléphoniques ; de toute façon, si nos mystérieux ennemis nous avaient toutes mises sur écoute, alors ils avaient déjà les informations nécessaires pour comprendre que mon exclusion était un leurre. Nous décidâmes tout de même d’acheter de nouveaux portables avec carte prépayée, pour limiter les risques.

Nous planifiâmes ensuite mon exclusion : le lendemain, Morgue se rendrait au From L et annoncerait à Shade qu’elle avait vu ma carte d’identité, révélant mon nom d’état-civil et mon sexe de naissance. J’arriverais un peu plus tard, rencontrant une Morgue particulièrement énervée qui m’apprendrait que Sigkill était morte et se mettrait alors à me frapper avant de me foutre dehors.

« Ensuite, tu n’auras plus qu’à aller trouver ce flic, approuva Valérie. Ou le laisser te trouver. C’est dangereux, mais ça peut marcher.

— Je ne sais pas, protesta Morgue, qui en était au moins à sa dixième cigarette depuis le début de la réunion. Mon plan marcherait aussi.

— Si ça échoue, on pourra toujours se rabattre dessus, suggérai-je.

— Val a raison, fit Rouge. Sur le fait que ça peut marcher, et que c’est dangereux. T’es sûre que tu veux faire ça, Cassie ? »

Je haussai les épaules. Pour être honnête, je n’en avais pas particulièrement envie, mais je tenais à faire payer à ces ordures ce qu’ils avaient fait à Sigkill.

« Je suis prête à prendre le risque. »

Valérie se leva et me regarda avec un demi-sourire.

« Je ne sais pas si t’es courageuse ou complètement cinglée, mais on a une chance.

— Une chance de quoi ? » demanda Shade.

Nous la regardâmes toutes comme si elle n’avait rien suivi de la discussion, mais elle poursuivit.

« Je veux dire, on fait quoi de ces types ? On risque de grosses emmerdes si on les descend.

— Pas si personne ne retrouve les corps, répliqua Morgue.

— Je préférerais qu’on les livre à la police, protesta Valérie. D’un point de vue moral, tuer quand on peut faire autrement, ça ne me va pas. On n’est pas comme eux. »

Mon amante lui montra les canines, une manie lorsqu’elle n’était pas contente. La sorcière leva ses mains en signe d’apaisement.

« Si vraiment on doit les tuer, un peu de nécromancie devrait pouvoir permettre de retarder la décomposition des cadavres. Avec un peu de chance, ça trompera les médecins légistes sur l’heure de la mort, et on n’aura pas de mal à avoir des alibis inattaquables. »

Morgue sourit, satisfaite de la solution.

« Mais tout de même, protesta Valérie, je préférerais qu’on n’en n’arrive pas là. »

Elle tenta encore quelques minutes de nous convaincre d’opter pour une réponse moins violente, mais finit par se résigner.

« Il faut que j’y aille, s’excusa-t-elle. Je dois aider Steiner à soigner Sigkill. Et à faire croire qu’elle est morte, accessoirement. »

Elle s’éclipsa, bientôt suivie de Rouge, qui expliqua que la guérison l’épuisait et qu’elle allait donc se coucher. Bull me fit un petit signe de la main et l’accompagna, me laissant seule avec Morgue et Shade.

Je me couchai sur le petit canapé et regardai Morgue avec un sourire enjôleur.

« Bon, si demain je dois jouer le rôle de la traîtresse et qu’on ne peut plus se voir, tu pourrais peut-être t’occuper un peu de moi ce soir ? »

Shade se leva, un sourire aux lèvres, et s’apprêtait à partir, mais Morgue lui fit signe de rester.

« Hum, fit cette dernière avec un air gêné, je suis désolée, Cass’, mais…

— Quoi ?


— Je crois que j’ai encore besoin d’être briefée. »


•••

Il devait maintenant être autour de quatre heures du matin, et je commençais à fatiguer. Heureusement, nous avions quitté l’hôpital et nous étions retournées chez Morgue, où il y avait des canapés confortables, des gâteaux à manger et un chat à caresser. Shade, elle, carburait au café, tandis que Morgue passait son temps à fumer.

« D’accord, repris-je. Certaines lesbiennes considèrent que les femmes transsexuelles restent des hommes, parce qu’elles n’ont pas de règles et ne peuvent pas tomber enceintes. Tu comprends ?

— Les meufs trans ne peuvent pas être enceintes ? » s’étonna la vampire.

Shade soupira. Ce n’était pas la première fois depuis que nous tentions de briefer Morgue sur les arguments qu’elle allait devoir me ressortir le lendemain.

« Est-ce que tu sais comment on fait les enfants ? railla la louve-garou.

— On les vide de leur hémoglobine jusqu’à ce qu’ils soient aux portes de la mort, on leur donne de notre sang et on espère que ça va marcher », répliqua la vampire.

Le problème essentiel, c’est que beaucoup d’arguments transphobes reposent sur la biologie, et Morgue avait décidé depuis des siècles qu’il ne s’agissait que d’inepties réservées aux pathétiques mortels.

Je suis un peu dure avec elle : elle a tout de même quelques connaissances anatomiques assez pointues sur les organes à endommager pour entraîner une mort rapide ou, au contraire, extrêmement lente et douloureuse.

« Écoute, suggéra Shade, ne t’en fais pas. Contente-toi de m’apporter sa carte d’identité et de ne pas comprendre pourquoi ça ne correspond pas. Je m’occupe du reste. »

J’acquiesçai d’un signe de tête. Cela semblait effectivement beaucoup plus simple.

« Tu sauras le faire ? demandai-je.

— Ne t’en fais pas. Aux States, j’ai rencontré ce genre de nanas. Si t’as été un garçon à un moment de ta vie, tu restes pour toujours un oppresseur, on n’a pas partagé la même enfance, ce genre de choses. Ha ! Comme si j’avais eu la même enfance qu’une connasse d’humaine blanche petite-bourgeoise.

— Je crois que j’ai été un garçon à un moment de ma vie », fit distraitement Morgue avec le regard dans le vague.

Shade et moi nous tournâmes vers elle, surprises par cette révélation.

« C’était au dix-septième siècle, reprit-elle. Oui, je crois bien que j’ai été un gars, en ce temps-là. En tout cas, j’étais capitaine d’un bateau de pirates, ça, c’est sûr. Yo ho ho. »

Je regardai Shade, aussi atterrée que moi.

« D’accord, fis-je. Il vaut mieux que ce soit toi qui te charges de tout ça. »

chapitre 3. mercredi

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Je passai une mauvaise journée, sans surprise. À cause de ce qui était arrivé à Sigkill, je n’avais pas dormi de la nuit, et j’avais quatre heures d’épreuves le matin et autant l’après-midi. Je dus me faire violence pour parvenir à me concentrer un minimum sur mes copies, tant cela me semblait dérisoire.

Je rentrai ensuite chez moi afin de manger un morceau tout en relisant mon cours de statistiques, histoire d’être prête pour le lendemain. Puis, vers vingt heures, je me dirigeai vers le From L.

En ouvrant la porte du bar, je tombai nez à nez avec Morgue, d’humeur massacrante. Je voulus entrer, mais elle se planta devant moi et me montra ses crocs. Derrière elle, Shade se levait et se dirigeait vers nous. Elle non plus n’avait pas exactement l’air d’être heureuse et accueillante.

D’accord, elles voulaient me jouer directement la scène de rupture. J’avais pensé qu’elle aurait lieu à l’intérieur, à portée des micros ; mais, si près de la porte d’entrée, ils nous entendraient presque aussi bien, et il était sans doute plus cohérent qu’elles ne me laissent plus entrer du tout.

Je n’eus pas le temps de me poser plus de questions, car Morgue m’avait déjà attrapée par les épaules et poussée dehors.

« Qu’est-ce qu’il y a ? protestai-je.

— Tu sais très bien ce qu’il y a », cracha-t-elle.

Shade sortit à son tour, et me montra un petit rectangle plastifié. Ma carte d’identité.

« T’as oublié ça chez Morgue, hier soir, fit-elle avec un sourire menaçant. J’espère que ça ne t’a pas posé problème pour tes exams, Cassandra. Ou devrais-je t’appeler ******* ? »

Je secouai la tête.

« Je peux tout expliquer, protestai-je, levant les mains en signe d’apaisement.

— Ah ouais ? » répliqua Morgue, et elle me poussa violemment.

Je manquai de m’étaler par terre. Dans la rue, quelques passants nous regardèrent, puis reprirent leur chemin.

« Tu m’as trahie, espèce de chienne infiltrée ! Bordel, j’arrive pas à croire qu’un mec ait pu se faire passer pour une nana pour venir chez nous. Avoue-le, t’es une flic infiltrée, hein ? »

Si Morgue avait été humaine, elle aurait probablement été rouge de colère. Là, elle avait « juste » les yeux injectés de sang et les canines sorties au maximum. Je devais admettre que c’était convaincant.

En revanche, elle s’écartait un peu du script : dans l’idée de mec infiltré dans le féminisme, qu’elle avait visiblement fini par comprendre, elle avait surtout retenu le mot « infiltré ».

« Morgue, écoute-moi, dis-je. On peut discuter de ça plus calmement à l’intérieur. »

J’étais au bord des larmes : j’avais eu peur de ne pas arriver à pleurer, mais être rejetée du jour au lendemain par son amante, ça secoue, même si c’est pour de faux. Ou peut-être que c’était la nervosité de faire ça devant un public : nous étions maintenant au milieu de la rue et des badauds nous regardaient.

« À l’intérieur ? répéta Shade en se collant contre moi. Qu’est-ce que t’irais foutre à l’intérieur ? C’est un bar pour nanas, au cas où t’aurais pas remarqué.

— Je suis une nana ! » protestai-je.

J’eus tout de même à me forcer un peu avant de vraiment sentir des larmes couler le long de mes joues.

« Non, tu l’es pas, répliqua la louve-garou sur un ton cassant. Tu n’es qu’un mâle jaloux de la capacité des femmes à procréer et qui réduit le corps féminin à un artefact pour se l’approprier. »

Morgue parut perplexe un instant, mais reprit rapidement contenance et finit par approuver plus ou moins la remarque de son amie :

« Ouais, voilà ! T’es qu’un bâtard d’enculé de fils de pute ! » traduisit-elle.

Après quoi, elle m’envoya son poing dans le visage, et je m’écroulai par terre, sonnée sans avoir à faire semblant ; je n’aurais peut-être pas dû lui dire qu’il fallait que ce soit réaliste. Elle me releva en m’attrapant par les cheveux, puis me plaqua contre un mur, juste à côté de la porte du From L.

« Mais ça n’est pas le fait que tu sois un mec qui me donne vraiment envie de te tuer, tu sais ? me souffla-t-elle alors. C’est que Kill soit morte par ta faute.

— Kill est morte ? » m’étranglai-je.

Enfin, plus exactement, je me serais étranglée si Morgue n’avait pas commencé à le faire pour moi, resserrant ses doigts sur ma gorge et approchant ses crocs de mon visage.

« À qui t’as mouchardé, Cass’ ? demanda-t-elle. Tu nous as donné un faux nom, sur quoi d’autre tu nous as menti ?

— Morgue », tempéra Shade.

Elle voulait que la vampire me lâche, mais celle-ci ne l’entendait pas de cette oreille. Je sentis mes pieds perdre contact avec le sol et ma tête se mit à tourner à cause du manque d’air.

« Avoue, Cass’ ! Pour qui tu bosses ?

— Pour… personne, essayai-je d’argumenter.

— Tu ferais mieux de me le dire maintenant, tu sais ? murmura-t-elle. Parce que tu me connais, Cass’. Tu sais que je ne bluffe pas quand je dis que je vais te tuer.

— Morgue ! » fit Shade en posant sa main sur la vampire.

Je vis cette dernière se tourner, irritée, mais la louve-garou lui désigna le troupeau de badauds qui nous regardaient sans oser intervenir.

Morgue grimaça et me lâcha. Je m’écroulai par terre, essayant tant bien que mal de reprendre ma respiration, et je laissai couler mes larmes sans plus avoir à simuler.

•••

J’étais toujours en train de pleurer, pathétiquement assise par terre, quand j’entendis un homme demander d’une voix douce :

« Vous allez bien, Mademoiselle ? »

Je levai les yeux vers un beau brun aux cheveux mi-longs qui devait avoir la trentaine.

Lorsqu’il aperçut mes yeux rouges et mes larmes, il plongea sa main dans sa veste en velours et me tendit un mouchoir. Un vrai gentleman.

« Merci, fis-je en essuyant mes yeux.

— Je peux faire quelque chose pour vous aider ? »

Je ne répondis rien, ne voyant pas trop comment un inconnu aurait bien pu m’être d’un quelconque secours.

« Vous avez besoin que j’appelle une ambulance ? » demanda-t-il.

Je secouai la tête en signe de dénégation et j’entrepris de me relever. Il me tendit la main et, grâce à son assistance, je pus me remettre debout sans problème.

« Je suis vraiment désolé, reprit l’inconnu. J’ai vu ce qui s’est passé, c’était une agression odieuse. J’aurais dû intervenir, mais…

— Mais vous n’aviez pas envie de mourir ? »

L’homme prit un air contrit, et se passa la main dans les cheveux, gêné.

« Je suis sans doute lâche, admit-il, mais j’ai entendu parler de ces filles… Et oui, elles me font peur.

— Ce n’est pas complètement irrationnel. »

Nous discutâmes encore quelques minutes, puis l’homme, qui s’appelait Sylvain, me convainquit finalement de me payer un verre dans le bar le plus proche. Il n’eut pas à faire beaucoup d’efforts : sa présence à cet endroit à ce moment n’était peut-être pas due au hasard, et je voulais en avoir le cœur net.

Je lui racontai en quelques mots ce qui m’était arrivé, et Sylvain me rassura en me disant que ma transsexualité ne se voyait pas vraiment et que j’étais très courageuse de faire un tel parcours. C’était tellement original, mais je restai stoïque et parvins à ne pas grimacer.

« Ce n’est pas toi qui es en cause, ajouta-t-il tandis qu’il sirotait une tasse de chocolat chaud. Tu n’es pas la première que ces nanas agressent.

— Vraiment ?

— Vraiment. Tu sais, je n’ai rien contre les vampires ou les loups-garous. C’est bien qu’ils puissent vivre parmi nous. »

Il était clair qu’il allait y avoir un « mais ». Il était de plus en plus improbable que Sylvain soit venu à mon secours uniquement par grandeur d’âme.

« Mais elles ? reprit Sylvain, confirmant mes soupçons. Elles pensent que la race humaine ne vaut pas mieux que du bétail. À leurs yeux, nous ne sommes rien de plus que des poches de sang. »

Je repensai à toutes les fois où Morgue en avait bu, de mon sang, et les larmes se remirent à couler le long de mes joues.

« Je suis désolé, s’excusa Sylvain en me tendant un nouveau mouchoir en papier. Je suis peut-être un peu cru.

— Non, pleurnichai-je. J’imagine que tu as raison. C’est juste que… ce n’est pas évident.

— C’est le problème avec les vampires. Ils ont un pouvoir surnaturel de séduction et d’hypnose. Ce n’était pas de l’amour, Cassandra, c’est juste ce qu’elle voulait te faire croire. »

Pour ce que j’en savais, les pouvoirs qu’il prêtait aux morts-vivants n’étaient que des légendes urbaines, mais je ne le contredis pas.

« Je suppose, lâchai-je.

— Ces filles n’ont aucun respect pour les êtres humains, reprit Sylvain. Et c’est pire pour les hommes, tu as pu le constater. »

J’eus envie de lui faire remarquer que je n’étais pas un homme, et que sa pseudo-compassion était humiliante, mais, une fois encore, je gardai le silence.

« Et je pense que tu n’as pas vu le pire du From L. Je sais que c’est dur à croire, mais ce sont de vraies meurtrières. D’ailleurs, s’il n’y avait pas eu du monde dans la rue, qui sait ce qu’elles t’auraient fait ? »

Je décidai de lui tendre une perche.

« Je devrais porter plainte. »

Sylvain me regarda avec un sourire triste, puis avala une nouvelle gorgée de chocolat chaud.

« Ça ne servirait à rien, m’expliqua-t-il finalement. Elles ont une avocate, des connexions avec des gens bien placés…

— Il n’y a rien que je puisse faire ? insistai-je. C’est tellement injuste. »

Cette fois-ci, le sourire de Sylvain fut un peu plus enthousiaste.

« Je n’ai pas dit que tu ne pouvais rien faire. Il se trouve que je fais partie d’un petit groupe de citoyens qui essaie, avec les moyens du bord, de lutter contre ces criminelles. »

Voilà. On en arrivait enfin au moment où il montrait ses cartes.

« Si ça te dit, ajouta Sylvain, je pourrais peut-être te les présenter. »

Avant de répondre, je fis mine de réfléchir : les Hell B☠tches avaient représenté beaucoup pour moi et, même révoltée par la façon dont elles m’avaient traitée, je me devais de cogiter un peu avant de passer à l’ennemi.

« Je ne sais pas, finis-je par répondre. J’ai besoin d’un peu de temps. Tu penses que je pourrais te rappeler plus tard ? »

Sylvain hocha la tête d’un air compréhensif.

« Bien sûr. Il se trouve que je dîne avec mon ami Anthony demain. Tu es la bienvenue si tu as envie de nous rejoindre. Il est policier, il sera sans doute à même de t’aider. »

Je tâchai de ne pas sourire en entendant le prénom de son ami : c’était celui que Prys nous avait donné.

Finalement, Morgue et Shade avaient eu raison de simuler notre petite altercation dehors : je n’avais même pas eu besoin d’aller trouver ce policier pour rentrer en contact avec le groupe. L’infiltration se révélait plus facile que prévu.

•••

En rentrant chez moi cette nuit-là, mon premier réflexe fut d’appeler Morgue avec mon nouveau portable, espérant que mon appartement n’était pas truffé de micros.

« Allô ? fit-elle.

— C’est moi. Je peux te parler maintenant ?

— Ouais. Comment ça va ? »

Je ne pus m’empêcher de sourire niaisement. Ça me faisait tellement de bien d’entendre sa voix sans qu’elle soit en colère contre moi.

« Ça va. Ils ont mordu à l’hameçon. Je dois rencontrer Anthony Lesin demain. J’ai l’impression que c’est un des leaders, mais je me trompe peut-être.

— Je voulais dire, comment ça va, toi ? demanda Morgue.

— Plus ou moins bien. Jouer les agents doubles, c’est plus fatigant que je l’avais pensé.

— Ouais, fit la vampire.

— Au fait, tu diras à Shade qu’elle en a peut-être un peu trop fait en paraphrasant Raymond. »

Je m’assis sur le lit, tandis que Morgue mettait un peu de temps à répondre.

« Raymond ? demanda-t-elle finalement.

— Une transphobe qui explique que les nanas trans sont des agents du patriarcat qui veulent noyauter les espaces féministes. Elle a écrit tout un bouquin là-dessus. L’empire Transsexuel, ça s’appelle. »

Morgue se mit à siffler la marche impériale de Star Wars, et j’éclatai de rire.

« Sérieusement ? reprit-elle. Elle s’appelle Raymond et, avec un nom pareil, elle vient donner des leçons sur qui n’est pas une vraie femme ? Les mortels me surprendront toujours, vraiment. »

chapitre 4. jeudi

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J’arrivai avec près d’une demi-heure de retard à mon épreuve de statistiques, et je dus batailler ferme pour qu’on me laisse rentrer. Impossible de me concentrer, de toute façon. Mon infiltration tournait en boucle dans ma tête, et je ne faisais que penser et repenser à ce que je devrais dire et ce qui pourrait aller de travers. Je rendis ma copie au bout des quatre heures réglementaires sans avoir pu répondre à la moitié des questions.

Ce n’était malheureusement pas la fin de mon calvaire : il y avait encore ce rendez-vous avec mon professeur d’informatique.

Je passai rapidement aux toilettes pour voir à quoi je ressemblais – après tout, si je devais le convaincre de m’appeler dans le genre féminin, il valait mieux que je sois un minimum crédible. Je dus constater que je n’avais pas bonne mine : malgré la qualité de mon stick anti-imperfections, l’hématome que Morgue m’avait offert en guise de cadeau de « rupture » restait visible, sans parler de mes cernes. Quant aux traces de morsures sur ma gorge, seul un petit foulard violet les camouflait. Au moins, il allait plutôt bien avec ma robe noire.

Je me recoiffai rapidement et décidai que cela ferait l’affaire, puis je me dirigeai vers le bureau de mon professeur. Lorsqu’il m’ouvrit la porte, je m’aperçus vite que mes efforts esthétiques ne serviraient à rien :

« Veuillez vous asseoir, Monsieur », me lança-t-il d’emblée.

Je refermai la porte et j’obéis, tandis qu’il restait debout derrière son bureau.

« C’est « madame », répliquai-je. Ou « mademoiselle », si vous y tenez vraiment. »

Il secoua la tête, manifestement irrité par ma réponse.

« Je ne vous ai pas convoqué pour que vous déblatériez sur vos lubies, *******. Je tenais juste à vous rappeler que mes cours ne sont pas facultatifs.

— D’accord. Maintenant que c’est fait, je peux y aller ? »

La remarque ne plut pas à mon professeur, qui devint tout rouge et me regarda d’un air mauvais. Je ne pus m’empêcher de trouver cela plus ridicule que terrifiant.

« Je crois que vous ne comprenez pas, Monsieur. Globalement, vos notes sont moyennes, et croyez-moi, si vous persistez avec ce genre de comportement, il me suffit d’un mot au jury pour que vous n’ayez pas votre année.

— Si vous voulez que je change de comportement, vous n’avez qu’à m’appeler Cassandra et comprendre que c’est « elle ». Ce sera plus facile pour nous deux. »

Mais il aimait trop profiter de l’autorité qu’il avait pour la voir remise en cause.

« Comment vous réagiriez, si quelqu’un vous disait être la reine d’Angleterre ? »

La question me semblait tellement stupide qu’elle me prit au dépourvu.

« Je vous demande pardon ? Je ne vois vraiment pas le rapport.

— Pourquoi devrais-je accepter vos fantaisies ? Est-ce que je dois vraiment rentrer dans votre délire ? »

Je faillis m’énerver, mais j’inspirai profondément et gardai mon calme.

« Quelle reine d’Angleterre ? demandai-je.

— Pardon ?

— Elles ne se valent pas toutes. Par exemple, Mary I n’était pas surnommée « Bloody Mary » pour rien, et je crois savoir qu’elle n’a pas été très conciliante avec ceux qui niaient sa légitimité au titre. »

Le professeur parut déconcerté.

« À votre place, repris-je calmement, je me dirais qu’une personne comme ça est un peu cinglée. Alors, je vais vous dire, je ferais très, très attention à ma façon de m’adresser à elle. Parce qu’elle pourrait se révéler extrêmement dangereuse, et je ne tiens pas à voir ma tête traîner au bout d’une pique parce que j’ai refusé de rentrer dans son délire. »

Mon professeur resta silencieux quelques secondes, estomaqué, et j’en profitai pour lui faire un grand sourire.

« Heureusement, comme je vous l’ai dit, je ne vois pas le rapport entre ma situation et quelqu’un qui se prendrait pour la reine d’Angleterre. »

•••

Une fois rentrée chez moi, j’appelai Sylvain pour lui confirmer que je souhaitais rencontrer son ami Anthony. Il proposa de venir me chercher en voiture.

Je mis un certain temps à décider comment j’allais m’habiller pour la soirée. Après avoir essayé deux jupes, trois robes, un pantalon et cinq tee-shirts, j’optai finalement pour la tenue que je portais déjà pour aller à la fac. Pathétique, je sais.

Je décidai néanmoins de changer de chaussures et j’enfilai des bottines noires à talons. Elles n’étaient pas aussi jolies que celles que Morgue m’avait offertes, mais elles avaient l’avantage de ne pas venir de quelqu’un qui m’avait – censément – brisé le cœur.

Je finis par descendre de chez moi pour attendre Sylvain, qui arriva cinq minutes plus tard au volant d’une petite citadine récente. En montant sur le siège passager, je sentis mon cœur accélérer : j’étais un peu anxieuse à l’idée de la soirée qui s’annonçait, et je me demandais dans quoi je m’étais embarquée.

« Tu es ravissante », me complimenta Sylvain.

Je le remerciai vaguement, et nous parlâmes peu durant le trajet. Il essaya bien de faire la conversation, mais j’étais trop nerveuse pour répondre autre chose que des monosyllabes, et il finit par abandonner.

Un quart d’heure plus tard, Sylvain garait sa voiture dans la cour d’une villa impressionnante, tant par ses dimensions que par son côté propret – je n’avais pas l’habitude des pelouses parfaitement tondues et des haies sans la moindre feuille qui dépasse.

« Ne t’en fais pas, me rassura le jeune homme en coupant le contact. Anthony est vraiment sympathique. Ça va bien se passer. »

Nous descendîmes de voiture et un homme d’une quarantaine d’années, plutôt trapu et aux cheveux blonds coiffés en brosse, vint nous accueillir. Il serra la main de Sylvain, puis la mienne, me broyant pratiquement les doigts au passage.

« Vous devez être Cassandra ! me lança-t-il d’une voix forte. Soyez la bienvenue. »

Nous entrâmes dans la maison, et je fis quelques compliments bateaux sur la décoration, qui n’avait pourtant rien de terrible à mon goût. Anthony me présenta sa femme, Christine, qui alla préparer un plateau de boissons tandis que nous nous installions dans le salon. Je pris place sur un magnifique canapé en cuir qui devait valoir tellement cher que je n’osais pas poser tout mon poids dessus de peur de l’abîmer. Christine nous apporta les boissons puis, à ma grande surprise, quitta la pièce, pendant que Sylvain et Anthony échangeaient des banalités.

« Bien, fit le quadragénaire en attrapant le verre à pied que sa femme lui avait rempli. Sylvain vous a-t-il parlé de notre petit groupe citoyen, Cassandra ?

— Un peu », dis-je timidement.

Il me redonna, avec un peu plus de détails, les mêmes explications que Sylvain : leur groupe acceptait les créatures surnaturelles qui faisaient des efforts pour s’intégrer à la République, mais il était décidé à lutter contre les extrémistes anti-humains. J’eus droit ensuite à un couplet similaire où « lesbiennes » et « anti-mecs » remplaçaient « créatures surnaturelles » et « anti-humains ».

Au moins, son discours était cohérent : après tout, on ne pouvait reprocher aux Hell B☠tches de détester les humains – alors que le gang avait plusieurs mortelles en son sein – que si les hommes blancs hétérosexuels représentaient l’humanité.

Je regardai mon verre en me demandant s’il s’agissait vraiment de champagne. Je finis par y tremper les lèvres, non sans un sentiment de gêne envers l’épouse d’Anthony. Oui, c’était bien du champagne. Ça me changeait de la Kro.

« Sylvain m’a dit que vous étiez policier ? dis-je une fois qu’il eut fini de parler.

— C’est exact, répondit Anthony sur un ton fier. Malheureusement, j’ai peur qu’il n’y ait pas grand-chose que nous puissions faire de façon légale contre ce qui vous est arrivé. »

J’acquiesçai de la tête, et j’avalai une nouvelle gorgée de champagne.

« Et de manière moins légale ? » demandai-je.

Je vis un petit sourire apparaître sur les lèvres du policier.

« Eh bien, fit Anthony, lorsque la justice et la police ne sont pas capables d’arrêter des criminels, il est possible à des citoyens concernés de…

— C’est vous qui avez tué Sigkill ? » coupai-je sur un ton glacial.

Je vis le visage d’Anthony se figer. Sylvain semblait abattu.

« Nous n’avons rien à voir avec… commença le policier.

— Si, coupa le jeune homme. Tout est de ma faute. »

Je le regardai d’un air féroce, mais il secoua la tête.

« J’ai rencontré Sigkill, expliqua-t-il. Avant qu’elle ne parte sur Paris. Elle me disait qu’elle avait de plus en plus de mal avec sa conscience après avoir appris certaines choses sur sa colocataire… Valérie, c’est cela ? Mais c’était Morgue dont les agissements lui posaient le plus problème. Elle en a discuté avec moi, et nous devions nous voir mardi matin, après son retour. Seulement…

— Seulement ? » demandai-je.

Il semblait secoué et mit un peu de temps à répondre. Ou peut-être qu’il faisait juste une tête bizarre parce que son mensonge était vraiment énorme : Sigkill est incontestablement la moins violente du groupe, mais uniquement parce qu’elle n’aime pas se battre, et pas du tout à cause de son sens moral. Comme toute bonne scientifique givrée, elle en est absolument dépourvue.

« Elle m’a appelé lundi soir pour confirmer notre rendez-vous, reprit-il. Après, j’ai attendu, attendu, mais elle n’est jamais venue. J’ai pensé qu’elle avait changé d’avis, mais ensuite j’ai appris… »

Sa voix s’étrangla, et il se mit à pleurer.

L’espèce de connard. Il essayait de faire passer l’attaque contre Sigkill pour un coup des Hell B☠tches.

« L’une de vos anciennes amies a dû surprendre le coup de téléphone, expliqua le policier. Et elle a fait en sorte que Sigkill ne puisse pas nous raconter les petits secrets du gang. »


Je hochai la tête, faisant semblant d’être ébranlée par ce que je venais d’apprendre.

« Comment je peux vous aider ? demandai-je. Vous voulez des informations ?

— Est-ce que vous pourriez encore rentrer au From L ? »

Je réfléchis un moment. La logique aurait voulu que Morgue ou Shade me foutent dehors si je m’y pointais. Mais il y avait peut-être un moyen…

« Les décisions sont censées être prises collectivement, expliquai-je. Je pourrais peut-être demander à plaider mon cas devant l’ensemble des Hell Butches. Je doute de pouvoir y retourner après, cela dit.

— Ça pourrait suffire », fit le policier avec un air songeur.

Mes yeux durent s’éclairer, car Anthony se dépêcha de mettre un bémol :

« Ce serait une solution un peu extrême, expliqua-t-il.

— Quoi donc ? »

Il interrogea Sylvain du regard, puis se tourna à nouveau vers moi.

« Nous avons un ami, Ted, qui, hum…

— Qui s’y connaît en explosifs, termina Sylvain. Mais tu n’as pas à faire ça, Cassandra. Je comprendrais que tu refuses. »

Je ne savais pas quoi répondre, aussi fus-je soulagée que Christine entre dans la pièce. Elle nous annonça que le repas était près.

« Nous en reparlerons après avoir mangé, si vous le voulez bien », me fit Anthony avec un regard appuyé, sans doute destiné à me faire comprendre qu’il était préférable d’éviter ce genre de sujet devant son épouse.

•••

Si nous n’abordâmes aucun sujet passionnant, le repas, je dois le reconnaître, s’avéra délicieux. Nous retournâmes ensuite au salon prendre un digestif et, surtout, terminer notre discussion.

« J’ai réfléchi, annonçai-je sans tourner autour du pot.

— Et quelles sont vos conclusions ? » demanda Anthony en se servant un verre de cognac.

Je m’enfonçai dans le canapé et pris une grande inspiration.

« Après ça, je veux que ce soit fini.

— Bien entendu, approuva le policier.

— Je ne parle pas juste du From L et des Hell Butches. Je ne veux plus avoir à vivre ce genre de choses. Et surtout, je ne veux pas finir comme Sigkill si l’une des vampires devait survivre à l’explosion. »

Anthony sirota une gorgée de cognac, puis me fit un signe de la main, m’invitant à poursuivre :

« Pouvez-vous être plus explicite ?

— Je ne fais pas ça pour l’argent, expliquai-je. Mais si je le fais, j’aurai besoin d’argent, pour pouvoir changer de vie. »

Il acquiesça, avec un léger sourire aux lèvres.

« Combien vous faudrait-il, Cassandra ? »

Je pris un moment pour réfléchir avant de répondre, même si j’avais pensé au montant pendant le repas. Un peu de vénalité permettrait de rendre ma trahison plus crédible ; par ailleurs, si je récupérais vraiment l’argent, ma foi, ce ne serait pas gênant.

« Cent mille, répondis-je, ce serait bien. »

Le policier poussa un petit sifflement.

« Ou cinquante, peut-être, tempérai-je. Comprenez-moi bien, je suis prête à faire ce que vous voulez, mais je ne veux pas me retrouver seule et dans la merde ensuite.

— Bien sûr, fit Sylvain. C’est normal.

— Je ne doute pas que nous trouverons un arrangement, renchérit Anthony. Ce que vous allez faire est très courageux et va permettre aux honnêtes citoyens de pouvoir dormir un peu plus tranquilles. Il ne me paraît pas anormal que vous soyez… dédommagée… pour cela. »

Je vidai mon verre de cognac cul sec.

« Pourrions-nous nous revoir demain après-midi ? demanda Anthony. Afin de nous mettre d’accord sur les petits détails techniques ?

— Bien sûr, fis-je avec un sourire. Le plus tôt sera le mieux. »

•••

Une fois rentrée, je décidai de me relaxer plutôt que de réviser : jouer l’agent double était assez stressant. Je pris donc une longue douche, puis m’allongeai sur le lit pour regarder un film que Morgue m’avait passé. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre qu’elle avait sans doute plus aimé l’actrice principale et ses tenues en cuir que la profondeur du scénario.

J’en étais à la sixième ou septième scène de fusillade et je commençais à m’endormir lorsque mon téléphone se mit à sonner. C’était Morgue.

« Je pensais justement à toi, lançai-je d’une voix chaleureuse, omettant de préciser que je m’interrogeais surtout sur ses goûts cinématographiques douteux.

— Comment ça va ? demanda-t-elle.

— Génial. Si j’avais des doutes sur le sort à réserver à ces connards, cette soirée me les a enlevés.

— T’as du nouveau ?

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise, c’est qu’ils veulent me faire mettre une bombe au From L. Tu penses que ce serait possible ? »

J’entendis la vampire jurer au téléphone.

« Si c’est indispensable pour qu’ils te fassent confiance, j’imagine qu’on peut l’envisager, concéda-t-elle une fois l’information digérée. On doit pouvoir récupérer des cadavres et les faire passer pour nous avec un peu de sorcellerie. Sauf qu’il va falloir refaire toute la déco, et que si on continue à avoir besoin de macchabées aussi souvent, je vais finir par devoir piocher dans mon congélo personnel. »

Je ne savais pas si elle plaisantait, mais je me gardai de lui demander. Je ne voulais pas connaître le contenu du congélateur de mon amante.

« La bonne nouvelle, repris-je, c’est que je devrais pouvoir leur extorquer cent mille euros.

— Cool. »

Le chiffre sembla la rassurer et clore le sujet. Nous discutâmes encore un peu, principalement de l’intérêt du scénario dans un film d’action à l’héroïne sexy, puis je décidai qu’il était temps de me coucher.

« Je t’aime, lui dis-je avant de raccrocher.

— Si je n’étais pas un monstre sans cœur et dépourvu d’âme, je t’aimerais aussi. »

chapitre 5. vendredi

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Vendredi fut le seul jour où j’arrivai à l’heure pour mon examen. J’étais très contente de moi. Malheureusement, la théorie spectrale, qui malgré son nom n’a rien à voir avec les fantômes, n’était pas la matière dans laquelle j’étais la plus douée. Mais c’était aussi mon dernier examen, et j’étais maintenant en vacances. Enfin, façon de parler. J’avais encore un boulot à terminer.

Je mangeai rapidement un sandwich à la cafétéria du campus avant d’attendre Sylvain, qui devait venir me chercher à treize heures.

Il fut ponctuel, mais j’eus la désagréable surprise en montant dans la voiture de le voir me tendre une cagoule noire. Pas le genre avec des trous pour les yeux, non, plutôt le style de trucs que les malfrats vous mettent sur la tête quand ils vous enlèvent.

« Je suis désolé, expliqua-t-il, mais mes collègues sont un peu paranoïaques. Ils ont besoin de te voir avant de pouvoir te faire confiance. Il faudrait aussi que tu me donnes ton téléphone. »

Je soupirai, mais consentis à enfiler le machin sur ma tête. De toute façon, je n’avais pas vraiment besoin de voir où nous allions : nous avions convenu que Valérie me suivrait discrètement sur sa Vespa, dissimulée par un filtre perceptif. La cagoule m’embêtait tout de même : je devais avoir fière allure avec ce truc, tiens.

Au bout d’une demi-heure environ, je sentis la voiture ralentir.

« Ça y est, tu peux enlever ta cagoule. »

Nous étions dans un parking souterrain : c’était mieux pour mes yeux, qui n’avaient pas à s’adapter trop soudainement à une lumière vive. Le parking n’était pas énorme – plutôt un petit immeuble privé qu’un supermarché, en conclus-je. Sylvain se gara à côté d’une Mercedes, et nous descendîmes de voiture.

« Ton groupe de citoyens concernés, raillai-je, ils doivent salement se prendre au sérieux. »

Sylvain ne dit rien, mais j’eus la confirmation de mon assertion en voyant deux gardes armés entièrement vêtus de noir qui poireautaient devant l’ascenseur.

Ils nous fouillèrent tous les deux. Heureusement, pour une fois, je n’avais ni arme ni objet contondant sur moi.

« Je suis désolé pour tout ça », s’excusa Sylvain une fois dans l’ascenseur.

Je ne répondis pas, préférant me servir du miroir pour me recoiffer. Cette saleté de cagoule m’avait mis les cheveux en vrac.

Nous sortîmes au quatrième et dernier étage, à nouveau entre deux gardes armés. Je commençais à me sentir un peu mal à l’aise au milieu de tous ces flingues.

L’ascenseur menait directement à une pièce spacieuse qui devait occuper toute la surface de l’étage. Il y avait beaucoup de petites tables rondes, des chaises, un coin détente avec quelques fauteuils et deux canapés, et un bar sur lequel traînaient quelques bouteilles d’alcool – ainsi que du sang synthétique, notai-je. Sans doute une sorte de cafétéria. Il n’y avait pas beaucoup de lumière de l’extérieur, parce que les rideaux translucides de la baie vitrée étaient tirés. Quant à la décoration, elle était très impersonnelle : arbustes en pot et photographies encadrées de paysages.

Quatre hommes, dont Anthony, étaient installés sur les canapés.

« Bonjour, Cassandra, me lança le policier d’un ton jovial. Je vais pouvoir vous présenter au reste de notre petit groupe. Voici Ted, notre expert en électronique. »

Ted était plutôt petit, grassouillet, barbu et à lunettes. Un geek typique, décidai-je.

« Antoine, notre ami vampire. »

Je fronçai les sourcils en voyant le grand blond habillé en costard. Qu’il y ait un mort-vivant dans la pièce ne me surprenait pas plus que ça, même s’il était quatorze heures : j’avais vu les rideaux tirés et la bouteille ouverte de sang synthétique. C’était son prénom qui m’intriguait : je savais qu’il y avait un Antoine au conseil vampirique, se pouvait-il qu’il s’agisse du même ?

Il justifia néanmoins sa présence en me montrant son bracelet noir.

« Je fais partie de ceux qui pensent que nous devons nous intégrer à la société humaine. »

Il n’était manifestement pas aussi insomniaque que Morgue, car il semblait passablement fatigué, sur le point de s’endormir.

« Et enfin, Thomas, reprit Anthony. Il est lieutenant dans l’armée de terre. »

Il avait la gueule de l’emploi : un mètre quatre-vingt-dix, épaules carrées, crâne rasé, au garde-à-vous même assis sur un canapé.

« Enchantée, fis-je en m’asseyant sur un fauteuil. Vous leur avez exposé ma requête ?

— Oui, fit Anthony avec un sourire. Ça ne devrait pas être un problème, mais j’aimerais d’abord qu’on parle des aspects pratiques. Ted ? »

Le barbu hocha la tête, et sortit un engin artisanal de son sac. Cela ressemblait un peu aux inventions de Sigkill, c’est-à-dire à rien : des fils et des composants électroniques pendouillaient de partout.

« C’est du Semtex que m’a passé Thomas, expliqua-t-il. Là-dessus, j’ai mis un détonateur qui peut fonctionner par minuterie ou être déclenché à distance. Et puis surtout, pour éliminer les vampires et loups-garous, de la grenaille en argent. Et voilà.

— D’accord, fis-je.

— Vous savez ce que vous allez en faire ? » demanda-t-il à Anthony.

Celui-ci me fit un sourire carnassier.

« Bien sûr, fit-il d’un ton joyeux. Nous allons en farcir l’adorable petite Cassandra et renvoyer son cadavre à ses amies. Lorsqu’elles l’examineront… Boum ! »

Je regardai le policier sans comprendre.

« Oh, la mine que vous faites, railla Antoine le vampire. C’est beau à voir. J’ai bien fait de me réveiller, je n’aurais pas voulu rater cela.

— Qu’est-ce que cela signifie ? » demandai-je d’un ton brusque.

De son côté, Sylvain se contenta de baisser les yeux pour ne pas avoir à affronter mon regard.

« Je suis désolé pour vous, Cassandra, reprit le policier, toujours souriant. Vraiment, ce n’est pas votre faute. Je pense que votre petite imposture aurait pu fonctionner.

— Moi-même, admit Antoine, j’ai failli y croire.

— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler », persistai-je.

Anthony sortit un pistolet de son manteau et le braqua sur moi.

« Allons, ne faites pas l’enfant. Vous savez très bien de quoi je parle. Vous vous demandez comment nous l’avons compris ? Vous nous avez dit que Sigkill était morte. Seulement, un infirmier nous a appris que ce n’était pas le cas. Rassurez-vous, il a dû corriger cela depuis. Il vous a aussi entendue parler dans la salle de repos, au cas où nous aurions encore eu des doutes sur votre allégeance aux Hell Bitches. »

Je soupirai. Ce n’était plus la peine de nier.

« Eh bien, si je vais mourir, est-ce que je peux avoir un verre de Martini ? »

Je me servis sans attendre la réponse, et j’avalai cul sec la moitié du verre. Je n’avais aucune envie de mourir à jeun.

« Je dois admettre que vous avez du cran, fit Antoine avec un petit sourire. Ou peut-être que vous êtes juste suicidaire.

— Oh, pas plus que vous. Si vous me tuez, vous mourrez en représailles. Vous auriez aussi vite fait d’ouvrir les rideaux et de danser au soleil. »

Le vampire se mit à rire, bientôt suivi par les autres.

« Vous pensez vraiment que vos copines nous font peur ? Ce n’est qu’une question de temps avant qu’elles ne soient éliminées.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elles ne sont pas déjà en train d’encercler le bâtiment ? » répliquai-je.

Il y eut une nouvelle salve d’éclats de rire, et je me sentis bien seule.

« T’as pas remarqué le soleil, dehors ? me sortit le militaire, Thomas.

— Moi-même, je peux être présent car je dors ici, renchérit le vampire. Et je suis sans doute le vampire le plus puissant de la ville. Je doute que vos copines se baladent en plein jour. »

Je haussai les épaules, puis terminai mon verre de Martini.

« Il n’y a pas que des vamps, chez les Hell Butches, répliquai-je. Les autres sont probablement déjà en train de liquider vos hommes, en bas. »

Moi-même, je n’y croyais pas trop. Oh oui, Valérie m’avait suivie. Mais à aucun moment nous n’avions prévu le reste du gang en renfort au cas où les choses tourneraient mal ; sans compter que, de l’extérieur, je ne voyais pas comment elle aurait pu savoir ce qui se passait ici.

Mais bon, ce n’est pas parce qu’on n’a aucune carte en main qu’on ne peut pas bluffer.

« Bien sûr, railla Antoine. Il vous reste quoi, en dehors des vamps ? Deux louves-garous vieillissantes qui ne pourront pas se transformer en journée, une humaine obèse, et une sorcière non-violente. Je me sens menacé. Même si, par miracle, elles arrivaient à passer la dizaine de gardes, je ne ferais qu’une bouchée d’elles. Vous avez une idée de qui je suis, Cassandra ?

— Un connard du conseil vampirique, répondis-je d’un ton désintéressé. N’est-ce pas ? »

Antoine eut un petit sourire, me dévoilant ses canines. C’était beaucoup moins sexy que quand c’était Morgue qui le faisait.

« Je fais effectivement partie du conseil vampirique de Lille, admit-il. J’en suis même le secrétaire. Vous savez pourquoi ? »

Je secouai la tête, tout en essayant d’évaluer mes chances si j’essayais de désarmer Anthony. Sylvain ne représentait sans doute pas une grande menace, et Ted n’avait pas l’air d’être accro au combat. Restaient un lieutenant de l’armée de terre certes pas en service mais probablement armé, un vampire, et deux gardes en faction.

D’un point de vue mathématique, la probabilité de m’en sortir vivante n’était pas rigoureusement égale à zéro, mais ce n’était pas folichon.

« Parce que je suis le vampire le plus ancien et le plus puissant de la ville, expliqua Antoine.

— Ouais, vous l’avez déjà dit, bâillai-je. N’empêche, si j’étais vous, je préférerais garder une otage pour avoir une chance de voir le soleil se coucher. Mais faites comme vous voulez. »

Anthony sourit et leva son arme vers moi, tandis que les autres semblaient attendre la suite avec intérêt.

« Et toi ? demandai-je à Sylvain en lui touchant l’épaule, ce qui le fit sursauter. Tu ne discutes plus ? Ça te va ?

— Je suis désolé, se contenta-t-il de dire en baissant la tête. J’aurais aimé que tu sois sincère, mais tu ne nous laisses pas le choix.

— Eh bien, Cassandra, demanda le policier, avez-vous un dernier mot à dire ? »

Je n’eus pas le temps de répondre, car la porte de l’ascenseur s’ouvrit dans un grincement, et un garde se précipita dans la pièce. Il avait la même tenue que les autres : uniforme noir, casque, deux pistolets semi-automatiques à la ceinture. Il était un peu plus grand que moi, plutôt corpulent, avec des rouflaquettes noires.

Et accessoirement, même si je m’efforçais de ne pas poser le regard dessus, sa main gauche avait deux doigts manquants.

« On a un problème, Monsieur ! aboya-t-il en se tournant vers nous. On est attaqués, ils ont eu Foster. Il faut évacuer, Monsieur. »

Antoine, impassible, leva une main pour faire signe au nouveau venu de se calmer. Tout le monde n’était pas aussi détendu que lui : Anthony et Thomas étaient sur le qui-vive, Sylvain et Ted semblaient paniqués.

« Ne vous en faites pas, lança le vampire. Elles n’arriveront jamais jusqu’ici. »

Le garde s’avança vers Antoine.

« Vous ne comprenez pas, Monsieur, protesta-t-il. Regardez ça. »

Antoine s’approcha, tandis que l’agent plongeait la main gauche dans une des poches de son gilet tactique.

« Qu’est-ce que… » commença le vampire, mais il n’eut pas le temps de terminer sa phrase.

En une fraction de seconde, Bull sortit un petit pistolet et fit feu à trois reprises.

Ce que Bull pouvait bien faire là, comment elle avait pris l’uniforme d’un garde, et d’où sortaient ces rouflaquettes ridicules, je n’en avais aucune idée, mais je décidai de résoudre cela plus tard. Je préférai profiter de la distraction pour donner un coup de pied dans la table basse, afin d’écarter l’arme qu’Anthony braquait toujours sur moi, puis je fonçai sur lui.

Le canapé se renversa en arrière sous le choc, et Ted me sauta sur le dos pour aider son ami. Je crus un moment qu’Anthony allait m’abattre, mais je pus dévier son tir de justesse. À quelques centimètres près, la balle partit faire exploser le crâne de l’ » expert en électronique » au lieu du mien.

Ce qui eut deux effets : la mort de Ted me libéra de son étreinte, et Anthony ouvrit de grands yeux en constatant qu’il venait de descendre son pote. J’en profitai pour lui donner un violent coup de tête et, malgré la douleur dans mon crâne, je lui retirai l’arme des mains et le frappai violemment au visage avec la crosse. Il perdit connaissance.

Je pensais avoir obtenu un instant de répit, mais, comme pour me contredire, une balle vint se loger dans le mur, juste au-dessus de moi. Je me retournai, et j’aperçus Thomas en train d’ajuster son prochain tir. Je fis feu avant lui, et il s’écroula en hurlant.

« Posez votre arme, Cassandra », ordonna le vampire Antoine.

Toujours agenouillée, je tournai les yeux vers lui et réalisai que la situation n’était pas aussi favorable que je l’aurais souhaité. Bull n’était pas parvenue à éliminer le mort-vivant ou à le prendre en otage ; au lieu de cela, c’est lui qui lui avait pris son flingue. Il avait placé son bras gauche autour du cou de mon amie de façon à ce que son petit calibre soit juste sur sa carotide.

Par ailleurs, les deux gardes postés devant l’ascenseur avaient fini par dégainer et me tenaient dans leur ligne de mire.

« Désolée, fit Bull avec un sourire crispé. Mon plan ne s’est pas exactement déroulé comme prévu.

— Le mien non plus, si ça peut te rassurer », répondis-je en braquant mon arme sur Anthony, toujours inconscient.

J’aperçus alors ce qui avait chuté en même temps que nous et qui gisait juste à côté de lui.

« Antoine ! criai-je. Si vous tirez, je descends Anthony ! »

Le vampire se mit à rire, accordant manifestement peu de valeur à la vie de son associé. Cela cassait un peu les beaux discours sur les vampires intégrés.

Je profitai néanmoins de sa relative bonne humeur pour me pencher à l’abri du canapé et j’attrapai l’explosif, que Ted avait laissé tomber avant de mourir.

« Cassandra ! hurla le vampire. Si vous ne sortez pas tout de suite en jetant votre arme, j’abats votre amie. Je compte jusqu’à trois. Un ! »

J’essayai frénétiquement de régler le détonateur. Évidemment, Ted ne m’avait pas expliqué comment cela fonctionnait. Si seulement Sigkill était là, songeai-je.

« Deux ! »

Je me relevai, braquant d’une main le pistolet sur le vampire et tenant la bombe de l’autre.

« Si vous touchez à un seul de ses cheveux, je nous fais tous sauter ! »

L’annonce fit sourire Bull, mais le vampire ne parut pas particulièrement effrayé. Pendant ce temps, à quelques mètres de moi, Sylvain essayait péniblement de se mettre en dehors de notre chemin, sans oser se relever. Dans le feu de l’action, je l’avais complètement oublié.

« Oh, fit Antoine, je doute que vous fassiez cela, Cassandra. Vous n’avez pas envie de mourir, et encore moins de tuer votre amie.

— Vous voulez parier ? répondis-je en me déplaçant à petits pas vers la fenêtre, sans cesser de viser la tête du vampire. Jetez un coup d’œil dehors. Mes amies arrivent, Antoine.

— Cela ne vous sauvera pas, répliqua-t-il.

— Oh, effectivement, admis-je. Je vais mourir. Mais qu’est-ce que ça peut faire ? Mon amante vampire me fera renaître.

— Hey ! protesta Bull. T’as peut-être envie de devenir une morte-vivante, mais ce n’est pas le cas de tout le monde dans cette pièce, tu sais ? »

Antoine se mit à lui serrer la gorge pour l’empêcher de parler, tandis que je continuais à me déplacer lentement. Les deux gardes me tenaient en joue, mais ils ne tireraient pas tant que j’avais le doigt posé sur le compte à rebours. Je n’étais plus qu’à quelques mètres de la baie vitrée.

« Vous ne verrez pas votre amante par la fenêtre, railla Antoine. Il fait jour, dehors. Gardes, éliminez-moi ce travelo. Je suis sûr que ça n’a même pas été capable d’activer le détonateur. »

Les gardes hésitèrent une fraction de seconde. Moi pas. Je visai le plus proche et tirai. Son collègue fit feu à son tour, mais il me manqua à trois reprises, se contentant de faire exploser la vitre dans mon dos et de trouer les rideaux. J’espérai un instant que les rayons de lumière allaient neutraliser le vampire, comme dans les films. Malheureusement, il n’en fut rien : il était trop loin.

Le garde me manqua encore une fois ; de mon côté, j’ajustai mon coup et j’appuyai sur la détente, blessant suffisamment mon ennemi pour qu’il lâche son arme. Je ne suis peut-être pas très douée en combat rapproché, mais je crois que j’ai un certain talent pour le tir.

« Putain, râla Bull, mais pourquoi vous l’avez traitée de travelo ? Vous voulez vraiment qu’elle la fasse sauter, sa putain de bombe ? Vous auriez pas pu vous contenter de la traiter de sale gouine ?

— Toi, ta gueule », répliqua le vampire.

Il l’attrapa par la gorge et la projeta violemment contre la porte de l’ascenseur, pourtant située à une bonne dizaine de mètres.

« Tu bluffes, me fit-il. Je ne vois pas comment tu aurais pu activer le mécanisme du détonateur en si peu de temps. »

Si ça m’avait demandé quelques efforts, c’était tout de même plus simple d’accès que les assemblages foireux de Sigkill.

Bull était maintenant suffisamment loin de la bombe – du moins je l’espérais. Je déclenchai le compte à rebours, réglé sur six secondes, juste au moment où Antoine levait son arme vers moi. Puis je fermai les yeux et sautai vers l’arrière.

•••

Je m’écrasai piteusement sur le toit d’une voiture, quatre étages plus bas, dans ce qui devait être une cour ou un jardin privé. J’avais mal partout, la tête qui tournait, et le monde était étrangement flou. J’entendis une explosion assourdissante et j’aperçus des flammes au-dessus de moi, mais tout cela me semblait absolument irréel.

Incapable de bouger, je me mis pourtant à rire, sans trop savoir pourquoi, mais j’avais du mal à respirer. Je sentis une main se poser sur ma joue et me tourner doucement la tête.

Je crus reconnaître Morgue, ce qui n’était normalement pas possible, parce qu’il faisait jour – Antoine avait suffisamment insisté là-dessus. Mais c’était bien sa voix :

« Cass’, soupira-t-elle, je ne vois vraiment pas l’intérêt de faire des plans si compliqués si c’est pour que ça finisse comme ça. On aurait eu plus vite fait de foncer dans le tas dès le début.

— Pourquoi tu es en plein jour ? demandai-je. Même le vampire le plus puissant de la ville n’en est pas capable.

— Parce que je suis la vampire la plus masochiste de la ville », répondit-elle en me soulevant doucement.

Elle fit quelques pas, et je voulus en profiter pour la regarder. Elle était toujours aussi floue.

« Valérie ! appela-t-elle. J’ai besoin de ton aide ! »

J’entendis, plus que je ne vis, la sorcière approcher.

« Pose-la ici. Oh, merde, c’est pas beau à voir.


— Comment vous avez fait pour venir ? » demandai-je, bizarrement assez peu préoccupée par l’état de mon corps.

Morgue voulut m’allonger par terre, mais je protestai :

« Je peux marcher !

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée », tempéra Valérie.

La vampire ne l’écouta pas, et m’aida à me mettre debout. Je tenais presque toute seule. En tout cas, j’en avais vaguement l’illusion tant que mon amante ne me lâchait pas.

« Shade était à la clinique quand un infirmier a essayé de tuer Sigkill, expliqua-t-elle. Elle l’a interrogé sommairement et elle a vite compris que ta couverture était éventée. Du coup, on a rappliqué fissa.

— Tu es venue en plein jour, fis-je avec un petit sourire.

— Ouais. Je vais encore devoir me balader avec des bandelettes sur la gueule pendant un mois. Comme la fois où on m’a offert une lampe à UV.

— Je ne vais pas être en grande forme non plus. »

J’essayai de faire un pas, toujours avec l’aide de Morgue, mais la douleur ne fit que s’accentuer.

« Vous avez revendu toute la morphine ? demandai-je à Valérie. Je ne dirais pas non à une petite piqûre.

— T’as surtout besoin de repos », fit la sorcière en fouillant néanmoins dans son sac.

J’avais de plus en plus mal, mais le monde était aussi un peu moins flou. Je pus ainsi constater que nous étions revenues à l’intérieur du bâtiment – Morgue m’avait apparemment portée à travers ce qui restait d’une baie vitrée. Il y avait un couloir dans lequel devaient s’entasser pratiquement une dizaine de cadavres. Mes copines n’avaient pas chômé.

Je tournai la tête vers Morgue, pour la voir enfin. Je n’aurais pas dû : son visage était ensanglanté et carbonisé. Son beau blouson noir était maculé de sang, mais moins que le canon du fusil à pompe attaché en bandoulière dans son dos.

« Il se passe quoi, là-haut ? demanda Valérie en me plantant une seringue dans le bras.

— Boum, expliquai-je. J’espère que Bull va bien. Il faut vérifier si Antoine est encore vivant, aussi.

— Antoine ? demanda Morgue. Du conseil vampirique ? »

J’entendis le ting d’un ascenseur qui s’ouvrait et voulut de me diriger vers celui-ci. Morgue me soutenait toujours, mais je n’avançais qu’avec beaucoup de difficulté. Je pensais que la morphine marchait mieux que ça.

Valérie se précipita vers la porte et s’agenouilla auprès du corps qui s’y trouvait. C’était Bull. Grâce à la Déesse, elle avait l’air encore en vie.

« Putain, Cassie, eut-elle d’ailleurs l’énergie de me lancer, je les retiens, tes plans foireux. »

Morgue m’aida à faire les derniers pas qui me séparaient de l’ascenseur tandis que Valérie assistait Bull pour qu’elle en sorte.

« T’es sûre que tu veux remonter ? demanda Morgue.

— Ouais.

— Comme tu veux », fit-elle en attrapant le fusil à pompe qu’elle avait dans le dos.

Elle le chargea d’une main, et j’appuyai sur le bouton du quatrième étage. Ce n’était pas une brillante idée de prendre un ascenseur juste après une explosion, mais je n’avais pas le courage de monter les escaliers.

« Où sont Shade et Ishtar ? demandai-je alors que l’ascenseur se mettait en marche.

— Elles sont en train de faire les étages à pied, et de nettoyer le passage. »

Tout en parlant, Morgue se regardait dans le miroir, comme je l’avais fait aussi en arrivant.

« Chiotte, fit-elle. Je croyais que mon maquillage avait coulé, mais on dirait que c’est ma peau.

— Tu aurais dû mettre de la crème solaire.

— Va chier, Cass’. »

La porte s’ouvrit, et Morgue brandit le fusil à pompe, au cas où nous aurions eu un comité d’accueil. Mais la grande pièce n’était plus que décombres, fumée et cadavres.

« Je peux avoir le shotgun ? » demandai-je.

Elle me le tendit à contrecœur, et nous avançâmes à petits pas. Les premiers corps étaient ceux des deux gardes. Un peu plus loin, je vis le cadavre de Sylvain, à peine reconnaissable.

Encore quelques pas, et j’aperçus Antoine. J’avais eu peur qu’il soit toujours en vie et que nous ayons à l’affronter, mais la grenaille d’argent semblait avoir eu l’effet voulu : son corps commençait déjà à se décomposer.

« Le vampire le plus puissant de la ville, raillai-je. Ben tiens. »

Nous vîmes ensuite les corps sans vie de Thomas et de Ted. Il nous fallut un peu plus de temps pour trouver Anthony, car il gisait sous un canapé. Lorsque Morgue enleva les débris, il respirait encore. Il ouvrit alors les yeux et me regarda, horrifié.

« Pi… pitié… » implora-t-il.

Je questionnai Morgue du regard.

« Il n’est pas si gravement blessé, expliqua-t-elle. Il devrait pouvoir survivre. À toi de voir, Cass’. Valérie te sortirait quelque chose du genre « si tu le tues, est-ce que tu seras vraiment différente de lui ? », mais tu fais ce que tu veux. »

Je levai le fusil et le braquai sur le visage du policier, qui essaya de dire autre chose mais ne put faire sortir un seul son de sa bouche.

« Il sera mort, pas moi, expliquai-je. Ça fait une putain de différence. »

J’appuyai sur la détente, et Morgue me fit un grand sourire, qui semblait d’autant plus radieux que le reste de son visage n’était que cloques et plaies.

« Je t’aime, Cass’. »

Elle m’embrassa voracement, et je laissai tomber l’arme pour passer mes bras autour d’elle. Malheureusement, c’est le moment que choisirent Ishtar et Shade pour débarquer dans la pièce.

« All clear », constata Ishtar, dont le tailleur rose un peu trop taché de sang nuisait à son allure impeccable.

Shade, de son côté, baissa son fusil d’assaut et s’alluma une cigarette.

« Ben putain, lâcha-t-elle en anglais, heureusement qu’on a opté pour le plan subtil. »

épilogue

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Il était deux heures du matin, un lundi soir, et il n’y avait pas grand monde au From L. Deux jeunes louves-garous que je ne connaissais pas étaient assises à une table depuis une heure et commençaient à se frôler la main lorsque l’une ramenait un verre à l’autre. Sans doute un premier rendez-vous ; c’était plutôt mignon.

J’étais quant à moi derrière le comptoir, servant un verre de temps à autre. Shade et Morgue me tenaient compagnie, racontant leur rencontre dans le far-west d’après la guerre de sécession.

Il s’était passé dix jours depuis la tuerie, et ma vie avait doucement repris son train-train habituel. Après ma chute, Steiner avait tenu à me faire passer des examens médicaux complets, mais elle avait dû se rendre à l’évidence : j’allais bien. Elle commençait à envisager que le sang de vampire ait effectivement des effets surprenants sur mon organisme. Sigkill avait décidé que, lorsqu’elle irait mieux, elle enquêterait sur les raisons et la nature exacte de ces changements. Elle était très excitée à cette idée.

Mes examens étaient terminés, et j’avais eu mon année. Mon professeur n’avait visiblement pas mis ses menaces à exécution. D’ailleurs, personne ne l’avait vu depuis une semaine.

Sigkill se rétablissait doucement. Elle devait encore se déplacer en fauteuil roulant le temps que les os de ses jambes se ressoudent, mais elle avait pu reprendre son poste de bibliothécaire.

Rouge avait complètement guéri de ses traces de brûlures, ce qui n’était pas encore tout à fait le cas de Morgue. Elle avait pu cependant retirer ses pansements deux jours plus tôt, et son visage avait au moins le mérite d’être reconnaissable.

Bref, les choses allaient plutôt bien et, même si j’étais fatiguée, j’étais heureuse de me laisser doucement bercer par les voix de Shade et Morgue qui se remémoraient leurs exploits passés.

Et puis la porte s’ouvrit, et Prysigar entra. Elle n’avait pas du tout la même apparence que la dernière fois : la tenue de collégienne avait laissé place à un tailleur strict. Il me fallut d’ailleurs quelques secondes pour la reconnaître, et j’en conclus qu’il s’agissait d’une visite plus officielle.

Morgue inclina la tête en signe de déférence, non sans arborer un sourire ironique.

« Votre Majesté, lâcha-t-elle.

— Je ne suis que secrétaire du conseil vampirique », tempéra Prys avec un air sévère.

Morgue avala une gorgée de bière, puis l’invita d’un geste de la main à s’asseoir sur un tabouret trop grand pour elle.

« Y a-t-il une raison particulière pour que Sa Majesté daigne nous rendre visite ? demanda-t-elle.

— Comme je viens de prendre mes fonctions de secrétaire du conseil vampirique – mon prédécesseur a trouvé la mort, paix à son âme –, je pensais qu’il pouvait être intéressant de visiter les différents groupes de vampires de la ville.

— Nous ne sommes pas un groupe de vampires », protesta Shade.

Prysigar regarda la louve-garou.

« C’est exact, admit-elle. Il me semble d’ailleurs que votre petite association est fort intéressante, mêlant loups-garous, vampires, humains, sorcières… Un bel exemple de vivre-ensemble et de tolérance, à vrai dire. Je ne comprends pas pourquoi mon prédécesseur avait tant de défiance à votre égard. »

Je souris. C’était une façon assez subtile de nous faire comprendre que, maintenant qu’elle avait pris les rênes du conseil vampirique, nous n’avions plus à nous en faire.

« Bien sûr, protesta-t-elle en se tournant vers moi, il y a encore quelques éléments à améliorer, si vous voulez mon avis.

— Quoi donc ? demandai-je.

— La question épineuse de ce que vous avez entre les jambes, jeune demoiselle ».

Je me sentis rougir et réfrénai un grognement.

« Pardon ? » fis-je d’un ton glacial.

Prysigar me fit un grand sourire, et me tendit une clé sur laquelle était écrit « Harley-Davidson ». Je fronçai les sourcils.

« Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que vous montiez fréquemment à l’arrière de la moto de votre amie, expliqua-t-elle. Je ne pense pas que cela soit une bonne idée, si l’on est dans l’optique de donner une image plus égalitaire des relations vampires-mortels. Voilà qui devrait résoudre le problème. Le reste est garé dehors. »

Je restai perplexe. La cheffe vampirique de Lille venait-elle vraiment de m’offrir une moto ? Évidemment, ce n’était pas complètement immérité. C’était quand même grâce à moi qu’elle l’était devenue, cheffe vampirique de Lille.

« Je n’ai pas le permis », protestai-je mollement, mais Prys se dirigeait déjà vers la sortie.

Morgue poussa un sifflement admiratif.

« Ne t’en fais pas pour le permis, ajouta-t-elle. Moi non plus, je ne l’ai jamais eu. »

Je regardai la clé, posée sur le comptoir.

« J’ai quand même l’impression qu’elle m’a un peu achetée, protestai-je. Et qu’elle ne nous a aidées à retrouver la piste de nos ennemis que pour qu’on se débarrasse d’un de ses adversaires à sa place. Bref, qu’elle m’a manipulée. »

Morgue haussa les épaules.

« Peut-être un peu, admit-elle.

— Juste un chouïa », ajouta Shade.

Je regardai à nouveau la clé, et l’attrapai enfin.

« Bah, fis-je. Au moins, maintenant, j’ai une moto. »

isbn (lyber) 979-10-92903-07-2

© Dans nos histoires, 2014, 2021

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